18/07/2013
Contribution aux 19èmes Controverses européennes de Marciac (30-31 Juillet 2013)

A qui profitent les standards de développement durable ?

S. Lemeilleur, (c) Cirad

Cette fois, Sylvaine Lemeilleur s’est associée à Aurélie Carimentrand pour enquêter sur les effets des normes et autres labels. Doit-on déplorer la logique marchande de différenciation des produits qu’ont entraînée les standards de développement durable ? Des standards qui vont à l’encontre de la capacité d’innovation paysanne, qui homogénéisent, avec des risques de surproduction et de spécialisation… Ces éléments montrent la nécessité de redéfinir les instruments du développement durable.

Une autre piècedu puzzle qui corrobore la difficulté du développement durable à entrer dans les labels…

Si l’on admet que les standards durables et leurs labels peuvent générer de réelles incitations pour les producteurs à adopter de « bonnes » pratiques sociales et environnementales -au-delà donc du fait que la production et la redistribution de l’information est discutable (Lemeilleur and Allaire, 2013)-, deux questions, au moins, se posent : qui sont les récipiendaires aujourd’hui de ces incitations ? Et par conséquent, dans quelle ampleur ces incitations peuvent-elles amener à généraliser le développement durable ?

Pour mieux appréhender à qui s’adresse le mouvement des standards volontaires durables, il faut tenir compte des motivations présidant la diffusion de ces instruments au cours de leur évolution (Raynolds, 2004 ; Carimentrand and Ballet, 2008 ; Daviron and Vagneron, 2011). A l’origine, les standards ont été institués pour valoriser des initiatives dites « engagées » dans de bonnes pratiques environnementales et sociales (Agriculture bio, Commerce équitable…). Par la suite et depuis plusieurs années, on assiste à un déplacement progressif de cette logique vers une logique marchande de différenciation des produits et de création de valeur ajoutée. Cette transformation vers une « certification de masse » a notamment été rendue possible par l’essor des labels au sein de la grande distribution à l’aval, et par l’intégration des standards durables par l’agriculture industrielle en amont. On est donc passé d’une solution de soutien à des pratiques favorables au développement durable, à un instrument de marché encourageant le changement de pratiques par l’internalisation des externalités négatives potentielles d’un point de vue environnemental et social.

Toutefois, doit-on déplorer cette transformation ?

A en croire cette évolution - qui soutient à la fois des bonnes pratiques « endémiques », ainsi que le renversement des pratiques les plus dommageables produites par une agriculture de grande taille - elle devrait générer les meilleurs effets pour atteindre un changement global vers un développement durable.

Cependant, ceci est sans compter certains effets indirects non négligeables de cet instrument de marché.

D’abord parce que la gouvernance du développement durable est souvent moins une affaire de légitimité que de pouvoir relatif des acteurs d’imposer leurs intérêts (Elie et al., 2012). Grâce à leur rapport de force, les acteurs dominants du marché (agro-industrie surtout) interviennent directement au sein des institutions qui définissent les standards pour qu’elles leur soient favorables (Djama et al., 2011). Nombre de chercheurs en sciences sociales suspectent ainsi un nivellement par le bas des standards durables.

Ensuite, on peut suspecter les standards durables d’avoir un pouvoir sclérosant sur les pratiques agricoles. En effet, l’hégémonie de ces normes - et de leur formulaire - tient à ce qu’elles excluent ce qui s’écarte de leur standardisation et de leur pré-paramétrage (Citton, 2013). Les standards vont donc à l’encontre de la capacité d’innovation paysanne et risquent donc de fortement figer voire d’éliminer cette innovation caractéristique de l’agriculture familiale (Ruf et al., 2013) - d’autant plus quand les petits producteurs ne peuvent pas payer le prix pour profiter des vertus propres au protocole et sont exclus du marché (Carimentrand, 2009 ; Lemeilleur, 2012). Aussi, on imagine difficilement comment la tonalité universalisante d’un tel système d’homogénéisation – c’est-à-dire ignorant la diversité des contextes existants [1] - permettra de répondre aux enjeux de développement durable complexes et diversifiés dans l’espace et dans le temps.

Enfin, le principal effet indirect est certainement inscrit dans la caractéristique même du mécanisme de marché que sont les standards durables. En effet, en garantissant des prix plus élevés [2] sur les unités vendues, ceci afin d’atteindre des objectifs environnementaux et sociaux (externalités) auxquels les logiques marchandes seules ne peuvent pas répondre, ces instruments ne font qu’encourager mécaniquement les producteurs certifiés à produire des quantités supérieures. Certes cette manière de produire est régulée vers un mode de production dit « durable », mais les standards n’intègrent pas de régulation à un niveau plus global du développement durable. Ils ne parlent pas des risques de surproduction ni des risques de spécialisation qu’ils peuvent induire [3] - entre autre, on note les exemples emblématiques du quinoa « équitable » en Bolivie dans les années 2000 (Diaz Pedregal, 2006 ; Carimentrand and Ballet, 2008) ou de l’industrialisation des systèmes de production « biologique » (Baqué, 2012). Les standards volontaires durables ne contiennent pas l’idée de limite et de mesure et peuvent donc apparaître paradoxaux vis-à-vis de leur objectif.

Ceci est d’autant plus flagrant que, tels qu’ils sont élaborés aujourd’hui, ils marchent à contresens du mouvement engendré dans les modalités d’intervention actuelles prétendant réduire les externalités négatives d’activités agricoles (Bonnal et al., 2012) : la Politique Agricole Commune (PAC) par exemple a évolué progressivement d’une politique de soutien par les prix à une politique de découplage des aides agro-environnementales aux producteurs de plus en plus indépendantes des quantités récoltées, pour ne plus représenter des incitations à produire ; les Paiements pour Services Environnementaux (PSE) se développent également dans de nombreux pays pour rémunérer des pratiques bénéfiques à l’environnement - plutôt que le fruit de la production issu de ces pratiques.

Par ailleurs, l’absence d’une catégorie d’exploitation ciblée par la mise en place de ces dispositifs de marché [4] explique plutôt bien le mouvement vers une « conventionalisation » de ces modes de production et l’appropriation par l’agriculture industrielle de cet instrument au vice « productiviste ». La prégnance de cette critique commence à poser problème, notamment au sein du mouvement du commerce équitable, où un nouveau standard a été mis en place en 2006 en Amérique Latine –Simbolo de PequenosProductores - uniquement dédié à l’agriculture familiale (Ballet et al., 2013).
Alors que les labels s’imposent aujourd’hui comme une évidence dans nos consommations, il semble alors important d’engager le débat vers une redéfinition de ces instruments, de leur modalité de fonctionnement et de gouvernance ainsi que de leur complémentarité avec les politiques d’intervention actuelles pour une réelle prise en compte d’un développement durable global.


  • Badiou, A., 1997. Saint Paul. La fondation de l’universalisme. PUF, Paris, 119 pp.
  • Ballet, J., Renard, M. and Carimentrand, A., 2013. Le commerce équitable Sud-Sud et l’émergence des labels locaux. Mondes en développement(4) : 75-84.
  • Baqué, P., 2012. La Bio entre business et projet de société. Agone.
  • Bonnal, P., Bonin, M. and Aznar, O., 2012. Les évolutions inversées de la multifonctionnalité de l’agriculture et des services environnementaux VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, 12(3).
  • Carimentrand, A., 2009. La difficile prise en compte des inégalités socio-économiques par le commerce équitable : le cas du quinoa andin. Ethique et économique, 6(2).
  • Carimentrand, A. and Ballet, J., 2008. La responsabilité des firmes vis-à-vis du développement : le cas de la filière quinoa du commerce équitable en Bolivie. Mondes en développement, 4(144) : 13-26.
  • Citton, Y., 2013. Le démon de la bureaucratie néolibérale. La revue des livres, 10 : 3-10.
  • Daviron, B. and Vagneron, I., 2011. From Commoditisation to De-commoditisation...and Back Again : Discussing the Role of Sustainability Standards for Agricultural Products. Development Policy Review, 29(1) : 91-112.
  • Diaz Pedregal, V., 2006. Le commerce équitable : un des maillons du développement durable ? Développement durable et territoires, 5.
  • Djama, M., Fouilleux, E. and Vagneron, I., 2011. On the discursive, institutional and technological foundations of multi-stakeholder standards. In : S. Ponte, Vestergaard, J.& Gibbon, P. (Editor), Governing through standards : Origins, drivers and limits. Palgrave, London.
  • Elie, L., Zuindeau, B., Bécue, M., Camara, M., Douai, A. and Meunié, A., 2012. Approche régulationniste de la diversité des dispositifs institutionnels environnementaux des pays de l’OCDE. Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs(12).
  • Lemeilleur, S., 2012. To what extent small farmers are affected by their lack of GlobalGAP certification ? Evidence from mango export sector in Peru, International Association of Agricultural Economists (IAAE) Triennial Conference, Foz do Iguaçu, Brazil, 18-24 August, 2012.
  • Lemeilleur, S. and Allaire, G., 2013. Peut-on faire entrer le Développement Durable dans des labels ? , Contribution aux 19èmes Controverses Européennes de Marciac, Marciac, France. 30-31 juillet.
  • Raynolds, L.T., 2004. The globalization of organic agro-food networks. World Development, 32(5) : 725-743.
  • Ruf, F., N’Dao, Y. and Lemeilleur, S., 2013. Certification du cacao, stratégie à hauts risques. Inter-reseaux (http://www.inter-reseaux.org/IMG/pdf/Certification_du_cacao_Ruf_juin2013.pdf).
Par Sylvaine Lemeilleur, Cirad, UMR MOISA, et Aurelie Carimentrand, UMR ADES -IUT Michel de Montaigne

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[1Or, même à l’heure de notre régime « capitalisto-démocratique » dominant, ne peut être réellement universel que ce qui s’adresse à l’humanité tout entière dans ses différences (Badiou, 1997).

[2Si la certification n’induit pas toujours explicitement un prémium sur le prix, le différentiel de prix est implicitement induit par la demande sur le marché pour récompenser les producteurs respectant de bonnes pratiques socio-environnementales.

[3Le risque de spécialisation est d’autant plus vrai que les standards durables portent sur le produit lui-même (Round Table on Sustainable Palm Oil, Round Table on Responsable Soy, mais aussi bien souvent Rainforest Alliance pour le cacao ou le café, Forest Stewardship Council, Marine Stewardship Council) plutôt que sur l’ensemble de l’exploitation (Agriculture Biologique par exemple).

[4Là encore, contrairement à la PAC par exemple qui a développé depuis longtemps des indemnités compensatoires de handicaps naturels (ICHN) indispensables pour compenser les difficultés structurelles auxquelles sont confrontées les exploitations agricoles situées en zone défavorisée et ainsi y maintenir une activité économique souvent essentielle.

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