08/07/2013
Chronique sur l’agriculture urbaine, 8 juillet 2013
Mots-clés: Ville-campagne

L’agriculture urbaine à Détroit : de la rouille à la terre

Cultiver la terre en plein cœur de la ville, c’est le principe de l’urban farming (agriculture urbaine en français) qui connaît depuis plusieurs années un engouement croissant dans de nombreuses métropoles à travers le monde. Si certaines le font pour mieux contrôler leur nourriture, dans d’autres villes, comme Détroit, dans le Michigan (Etats-Unis), pionnière en la matière, c’est surtout l’espoir d’un renouveau économique qui est nourri.
Mise à jour : Écrasée par 18,5 milliards de dollars de dette, Détroit est devenue, jeudi 18 juillet, la plus grande ville des Etats-Unis à se déclarer en faillite.

Un demi-siècle de crises

En effet, la ville n’a pas été épargnée au cours des dernières décennies. Tout commence au début du XXème siècle, quand y débarquent trois géants de l’industrie automobile : Ford, Chrysler et General Motors. S’ensuit une période d’essor économique incontestable, qui propulse Detroit au rang de symbole de l’Amérique industrielle. Mais c’est sans compter la crise qui s’amorce dès les années 1970 : mondialisation oblige, le secteur subit de profondes restructurations qui aboutissent à la fermeture d’usines entières et aux licenciements de dizaines de milliers de travailleurs. La « Manufacturing Belt » (ceinture de production) autour des Grands Lacs devient « Rust Belt » (ceinture de rouille). Détroit sombre dans la crise.

Mais ce n’est pas tout : la ville a également fait les frais de tensions raciales particulièrement fortes entre les travailleurs afro-américains venus massivement du sud pour travailler dans l’industrie automobile et la population blanche. Ainsi, en 1967, Détroit est en proie à de très violentes émeutes, à la suite desquelles une grande majorité de la classe moyenne blanche fuit vers les banlieues. Les capitaux suivent, les services municipaux se dégradent, et la population continue à émigrer. Des 1,8 million d’habitants en 1950, apogée de la ville, il n’en reste plus que 700 000 aujourd’hui. Avec ce résultat accablant : logements à l’abandon, friches industrielles, criminalité record, taux de chômage plus de deux fois supérieur au taux national (atteignant jusqu’à 50% dans certains quartiers particulièrement malmenés)… Le seul coût d’entretien de tous ces logements délaissés est tel que la municipalité ne peut le couvrir - d’où l’aspect désolé du paysage urbain-, et la décision, prise en mars dernier, de mettre la ville sous tutelle pour redresser ses finances.

Potagers, vergers et centres de pisciculture

En revanche, avec une superficie équivalente à la ville de San Francisco, ces friches sont une aubaine pour développer l’agriculture urbaine. L’initiative a démarré il y a quelques années déjà : en 1970, le maire Coleman Young lance le programme Farm-A-Lot, autorisant les résidents à obtenir un permis pour cultiver un lopin de terre dans leur quartier. 40 ans plus tard, 16 000 personnes s’investiraient dans près de 1300 jardins. Plusieurs associations participent aussi à la transformation de Détroit, à l’instar d’Urban Farming, fondée en 2005 par la chanteuse Taja Sevelle. L’association gère notamment un champ communautaire de 3 hectares, sur lesquels sont cultivés tomates, concombres et autres épinards. Potagers donc, mais également vergers, grâce au microclimat dont jouit la région des Grands Lacs, ruches, poulaillers, et depuis le printemps 2013, pisciculture… Avant tout, il s’agit pour les habitants de Détroit de diversifier les cultures afin d’assurer une production toute l’année.

Mais comment s’assurer que le sol de la ville, qui n’a pas été épargné par des décennies d’industrialisation, soit suffisamment sain pour être cultivable ? Pour extraire les polluants, notamment les métaux lourds, plusieurs méthodes de phytoremédiation ont été adoptées : tournesols pour certains, peupliers et saules pour d’autres. Des techniques qui sont encore en phase de test.

Une nourriture saine, accessible et gratuite ?

Outre un paysage urbain transformé, plus attrayant et moins dangereux, quels bénéfices Détroit peut-elle espérer tirer de cette nouvelle forme d’agriculture ? D’abord, nourrir la population d’une agglomération que certains qualifient de « désert alimentaire », puisque l’accès à des aliments frais y est limité. Peu de grands supermarchés, mais de nombreux liquor stores qui vendent, on l’a compris, de l’alcool mais aussi des conserves, et très peu de fruits et légumes. Pour tous ceux qui n’ont pas de voiture (20% de la population quand même), la proximité prime souvent sur la qualité des aliments. L’agriculture urbaine permet donc d’offrir une nourriture plus saine aux habitants, notamment à l’Eastern Market, un grand marché couvert qui écoule les produits « Grown in Detroit », ou via le camion Peaches and Greens qui sillonne les quartiers pour distribuer fruits et légumes produits localement. En 2010, Michelle Obama en personne avait visité le fameux truck lors de sa tournée nationale de lutte contre l’obésité.

Reste que les aliments produits localement ont un prix malheureusement trop élevé pour une grande majorité de la population. C’est pour cette raison que nombre des associations à l’origine des jardins ont pris cette incroyable décision : ne pas les clôturer, afin que chacun puisse se servir gratuitement, à tout moment, sans qu’aucune question ne lui soit posée. Taja Sevelle, fondatrice d’ Urban Farming, y met un point d’honneur, car trop de gens souffrent de la faim à Détroit. Pourtant, cette volonté semble difficile à concilier avec le but défendu par d’autres : celui d’encourager les gens à prendre part, activement, au processus de production, soit en cultivant eux-mêmes leurs jardins, soit en étant bénévole ou employé dans un jardin communautaire. Question : dans cette perspective, fournir de la nourriture gratuite ne risque-t—il pas de perpétuer un cercle vicieux de longue date dans la ville, où une importante partie de la population survit grâce aux dizaines de soupes populaires ?

Priorité aux emplois

Surtout, la seule distribution gratuite des produits cultivés ne permettrait pas de rendre l’agriculture urbaine rentable. Et si certains affirment qu’il s’agit surtout d’un moyen de recréer du lien social, par exemple à travers la fête des récoltes organisée chaque année par la D-Town farm, pour d’autres, plus terre-à-terre, l’urgence est d’abord de générer des emplois, notamment pour enrayer l’émigration des habitants (toujours à hauteur d’une dizaine de milliers de personnes par an). A cette fin, nombre d’associations proposent des cours divers et variés pour former des entrepreneurs et des futurs employés. Mais cette création de postes, qui nécessite souvent plusieurs années, reste pour l’instant limitée en nombre. Autre problème soulevé : certains s’inquiètent que ces emplois potentiels ne profitent pas aux actuels habitants de Détroit, mais à des personnes tout juste installées en ville.

Mais les projets à grande échelle inquiètent...

Qu’en est-il enfin de la popularité de ces projets au sein de la population ? Si les petits jardins communautaires sont souvent accueillis avec plaisir et gratitude, ne serait-ce que parce qu’ils offrent un cadre de vie plus agréable, d’autres projets sont plus difficilement acceptés. C’est le cas notamment de celui de John Hantz, fils d’ouvrier automobile, qui souhaite acquérir près de 1500 parcelles pour y planter 50 000 arbres. De nombreuses voix se sont élevées contre ce projet, dénonçant le prix très avantageux auquel sont acquis les terrains. Les opposants craignent en effet que certains hommes d’affaires ne se livrent ainsi à la spéculation. Par ailleurs, d’autres inquiétudes sur l’usage qui serait fait de ces surfaces ont été exprimées : peur d’un usage abusif de pesticides, de plantations d’OGM… En conséquence, le projet a stagné pendant plusieurs années et ne fait que débuter. Du petit potager personnel aux grandes fermes urbaines qui pourraient produire une part significative de la consommation de fruits et légumes de la population, il y a encore du chemin à faire.

Détroit n’est pas la seule ville qui a fait le pari de l’agriculture urbaine pour sortir du marasme économique : à Rosario, en Argentine, un phénomène similaire est observable depuis la crise de 2001. Le programme de l’ONU pour l’Habitat a d’ailleurs reconnu, en 2004, le plan de Rosario comme l’une des dix meilleures pratiques au monde pour lutter contre la pauvreté dans le respect de l’environnement.

Pour plus d’informations sur l’agriculture urbaine, nous vous invitons à consulter ce compte rendu des Tables Rondes de l’ENSAT du 4 décembre 2012 « L’agriculture urbaine, entre terrains d’entente et champs de tensions »


Sources

Une chronique de la Mission Agrobiosciences, signée Juliette Baralon

Accéder à toutes les publications de la Mission Agrobiosciences sur les thèmes de  :
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