14/10/2008
L’Actualité commentée. Mission Agrobiosciences. 14 octobre 2008

Réforme du secteur rural en Chine : sous sa séduisante apparence, cette annonce n’est-elle pas illusoire ? (entretien original)

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Le 12 octobre dernier, le Parti communiste chinois (PCC) a annoncé son intention de lancer une vaste réforme du secteur rural portant notamment sur le droit d’usage des terres agricoles. L’objectif annoncé est d’accroître le niveau de vie des paysans en vue de stimuler la consommation intérieure du pays pour qu’elle se substitue aux exportations dans un contexte de crise financière.
Pour mieux saisir les tenants et les aboutissants d’une telle réforme, la Mission Agrobiosciences a sollicité la réaction de Claude Aubert, économiste, directeur de recherches Inra mais aussi fin connaisseur de l’agriculture et du monde rural chinois.
Au cours de cet entretien, réalisé en réaction à la revue de presse de ce jour, Vaste réforme agraire en Chine : le monde rural reconsidéré ?, il revient point par point sur les arguments avancés pour justifier cette réforme. Et selon lui, loin d’accroître la productivité globale ou encore le revenu des paysans, cette réforme, si elle est appliquée, aura probablement entre autres effets de fragiliser encore plus le statut des paysans.

MAA : "Vous êtes économiste et fin connaisseur du monde rural chinois pour l’avoir étudié et même parcouru. Quel regard portez-vous sur cette décision ?
C. Aubert : Cette décision est motivée par le souhait d’augmenter le revenu des paysans afin de relancer l’économie rurale et ainsi stimuler la consommation intérieure du pays pour qu’elle se substitue aux exportations dans un contexte de crise financière.
J’aimerais ici préciser que la décision du PCC (« promouvoir le développement de la réforme rurale »), telle qu’elle est formulée, est assez générale, un peu vague. Dans les mesures qui sont proposées, le Parti envisage «  d’établir un système de gestion de la terre (fondé) sur des normes strictes  ». En fait, d’après les commentaires officiels, il souhaiterait formaliser le droit d’usage dont disposent les paysans pour qu’il puisse être fixé et transféré, vendu ou encore utilisé pour obtenir des prêts bancaires. A ce jour, il faut savoir que le droit d’usage peut déjà être loué ou transféré de manière informelle. S’il est formellement abandonné, ce droit d’usage retourne dès lors au comité du village qui peut ensuite le réattribuer. Il circule donc d’ores et déjà d’une certaine manière.
La réforme viserait à privatiser ce droit d’usage. Mais selon moi, les raisons avancées sont discutables. Le Parti avance l’argument que la réforme va encourager la concentration foncière et ainsi accroître la productivité. Implicitement, cela suppose que l’économie agricole ne peut se développer dans le contexte actuel de minifundias. Personnellement, je n’y crois pas. Même en doublant, par exemple, sa surface cultivable, d’un demi-hectare à un hectare, le paysan chinois sera loin de pouvoir entrer dans un contexte de compétition mondiale et concurrencer les agricultures européenne ou nord américaine. En outre, il n’y aura pas véritablement d’augmentation de la productivité globale. En agriculture, contrairement à d’autres secteurs, il n’y a quasiment pas d’économie d’échelle. La capacité productive ne va pas croître ; seule la productivité de la main d’œuvre va augmenter. Cette remarque est d’autant plus importante qu’il n’y a pas, jusqu’à présent, de problèmes majeurs d’insuffisances agricoles en Chine. Dans un article récent (Perspectives Chinoises, 2008/2), où j’ai analysé les productions alimentaires entre 1985 et 2005, j’ai montré que la Chine, au cours de cette période, a plus que doublé sa production de viande tout en restant autosuffisante en grains à plus de 95 pour cent.

MAA : Vous voulez dire que la Chine est en autosuffisance alimentaire ? La sécurité alimentaire est pourtant l’un des objectifs fixés.
C. Aubert : C’est exact. L’an dernier la Chine a même été en excédent pour les céréales, - ce qui montre bien que les minifundias sont performantes. A ce propos, lors de la récente flambée des prix agricoles mondiaux, parmi les arguments avancés pour expliquer cette hausse, on a pu entendre ça et là que les demandes chinoise ou indienne y avaient contribué. C’est faux : ces deux pays n’y sont pour rien. Par ailleurs, suite à l’augmentation mondiale des prix des céréales, les chinois ont cette année introduit des taxes sur les exportations, réduisant considérablement ces dernières. Ce faisant, ils ont fait en sorte, pour éviter l’inflation des prix alimentaires, que les prix intérieurs ne soient plus alignés sur les prix mondiaux dont les cours s’envolaient. En compensation le gouvernement a augmenté les aides directes aux agriculteurs, résultant en une récolte record de grains cette année.

MAA : Quels sont les autres arguments avancés ?
C. Aubert : Il y a aussi la question de la valeur marchande de la terre. Certains estiment que les paysans sont assis sur un "tas d’or", bref que ce droit d’usage peut devenir une ressource monnayable. De nouveau, à mon sens, il s’agit d’un argument fallacieux. A qui les paysans chinois peuvent-ils céder leur droit d’exploitation ? En premier lieu aux voisins qui voudraient élargir leur exploitation. Mais quel intérêt auraient ces derniers à l’acheter au prix fort quand ils peuvent déjà l’utiliser de manière informelle ? Ensuite, on peut imaginer qu’ils le cèdent à une grosse firme agroalimentaire. Cela se fait déjà, en particulier en ce qui concerne les vergers, les vignobles ou autres cultures de haut revenu. Cela étant, le revenu qui revient aux paysans est minime. En outre, une fois qu’ils auront vendu ce droit d’usage, il ne leur restera plus rien. Et l’on risque alors de faire apparaître des paysans sans terre.

MAA : Pourquoi envisager dès lors une telle réforme ?
C. Aubert : Le présupposé de départ est le suivant. On estime que ces droits d’usage du sol sont une entrave à la circulation de la main d’œuvre, qu’il faut "libérer les paysans" comme s’ils étaient prisonniers de cette terre. C’est faux. Beaucoup d’agriculteurs sont déjà partis en ville. Si les migrants sont discriminés en ville, il n’y a pas pour autant de problème de circulation de la main d’œuvre en Chine, bien au contraire. Lors de mes voyages, j’ai pu voir que certains villages étaient vides ou encore que c’était les plus de 45 ans et les femmes qui s’occupaient des exploitations avec, d’ailleurs, une bonne productivité (les gros travaux agricoles pouvant être assurés, contre rémunération, par des compagnies privées possédant tracteurs ou moissonneuses batteuses).
Ce qui m’inquiète, avec cette réforme, c’est que désormais, la main d’œuvre partie en ville qui aura cédé son droit d’usage, ne disposera d’aucune voie de secours dans le cas où elle se retrouverait au chômage. Elle n’aura plus la possibilité de revenir travailler au village.
Une autre raison pourrait être que certains économistes remettent en cause la politique d’investissements massifs dans les campagnes, mise en œuvre depuis 2006, soulignant que ces transferts n’arrivent pas à leurs destinataires, détournée par les nombreux intermédiaires de la bureaucratie locale. Voilà pourquoi certains estiment qu’à présent il est préférable de consacrer les investissements aux villes et, dans cette perspective, ils souhaitent une libéralisation de la main d’œuvre. Mais il faut noter que, sur ce point, la décision du PCC réaffirme la politique de soutien au monde rural.
Enfin, une dernière raison souvent invoquée est que la privatisation du droit au sol pourrait éviter certaines situations inquiétantes en banlieue des grandes villes et les conflits qui en résultent. Les comités de villages vendent les terres aux organismes d’Etat des villes avoisinantes, lesquels spéculent et les revendent au prix fort aux entrepreneurs et autres promoteurs immobiliers. Les paysans sont rarement dédommagés, provoquant çà et là des mouvements de révolte. En fait, il ne s’agit pas là d’un manque de loi, car celle-ci existe, mais de sa non application dans un contexte où les paysans n’ont pas de pouvoir.

MAA : Le PCC annonce pourtant qu’il va doubler le revenu des ruraux chinois d’ici 2020. Alors, mission impossible ?
C. Aubert : Entendons-nous bien sur le revenu paysan. 60% de celui-ci ne provient pas de l’agriculture. Il est issu de petits commerces, de petits ateliers, de ceux qui travaillent à l’usine du canton ou encore des migrants partis à la ville. Dès lors, cette annonce est très ambiguë. Comment pourrait-on doubler les revenus des ruraux en coupant les liens avec les migrants ? La seule augmentation de la taille des exploitations serait-elle suffisante pour accroître les revenus liés à l’agriculture et atteindre l’objectif fixé pour 2020 ?

MAA : Pensez-vous que, outre le fait de générer des paysans sans terre, cette réforme ne risque-t-elle pas de vider les campagnes ?
C. Aubert : Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le goulet d’étranglement qui empêche l’exode rural ne situe pas dans les campagnes mais dans les villes. C’est le marché de l’emploi de celles-ci qui a toujours guidé jusqu’alors la circulation de la main d’œuvre. Aujourd’hui, c’est toute l’économie paysanne qui est en jeu. Si les firmes agroalimentaires remplacent les paysans, celle-ci va s’en trouvée profondément modifiée. Or, comme le précisait Michel Griffon dans son ouvrage Nourrir la planète, l’avenir de l’agriculture chinoise passe par l’agriculture de précision, autrement dit une gestion précise, en lieu et en temps, selon les terroirs, de l’eau, des intrants (engrais, pesticides), etc.. Cette dernière, pour qu’elle soit véritablement efficace, ne peut être menée que sur de petites exploitations, comme précisément les minifundias actuelles.
En conclusion, j’avoue être quelque peu dubitatif. Cette réforme va-t-elle vraiment aboutir ? L’annonce qui est faite, sous sa rhétorique abstraite, peut paraître séduisante, mais ne participe-t-elle pas d’une vision théorique, et illusoire, du fonctionnement de l’agriculture ? Et l’on peut se demander si cette "nouvelle révolution agricole" ne cache pas des motivations plus politiques, son promoteur, Hu Jintao, voulant ainsi se placer en digne successeur de Deng Xiaoping, celui qui a été à l’origine, il y a exactement trente ans, de la première, et véritable, révolution dans les campagnes.
En tout état de cause, la réforme annoncée risque simplement de fragiliser encore plus le statut des paysans".

Propos recueillis par Lucie Gillot, de la Mission Agrobiosciences, le 14 octobre 2008, en réaction à la revue de presse du même jour, Vaste réforme agraire en Chine : le monde rural reconsidéré ? .

Ingénieur agronome de formation, Claude Aubert est aussi économiste et spécialiste du monde rural chinois. Pratiquant couramment la langue chinoise, il a longtemps sillonné la Chine rurale menant ses recherches au plus près des familles paysannes. En avril 2005, ce directeur de recherche de l’Inra (unité de recherche MONA - sur les paysanneries, territoires, environnement, marchés et politiques publiques) était l’invité des cafés-débats de Marciac, organisé par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers, autour du thème « Entre fractures et mutation, quelle place pour la Chine rurale ? ». Sa conférence et les questions qui l’ont suivie sont disponibles en cliquant ICI

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La réaction de Claude Aubert, économiste, directeur de recherches Inra (unité de recherche MONA), spécialiste de l’agriculture et du monde rural chinois

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