Si les conseillers d’entreprise de la chambre d’agriculture furent alors chargés du suivi des « redressables », ce sont les travailleurs sociaux de la MSA à qui l’on confia les « non redressables ». Dure tâche que celle qui consiste à tenter d’offrir un peu de temps pour ne pas mourir tout de suite, de rafistoler pour maintenir momentanément la tête hors de l’eau, de bricoler au coup par coup, en donnant un petit conseil technique par ci, en entamant une négociation avec un créancier par là. Et puis, oser jeter à la face de l’agriculteur que son activité ne lui permet pas de faire vivre sa famille : ce qui rentre est insuffisant comme ressources, ce qui ne fait que l’endetter toujours plus. Mieux vaut établir un constat de faillite ; mieux vaut arrêter l’exploitation, sans n’avoir rien à proposer en échange. Mettre de l’ordre, mais quel ordre ? Être le rouage d’une mécanique destructrice en marche, être impuissante à renverser le cours des choses, ne pas être capable de porter la voix des plus faibles ? Et puis, encore, se heurter au refus de regarder la réalité en face : les vaines promesses aux créanciers, les médicaments pour endormir l’anxiété, le travail au noir pour gagner l’argent aussitôt englouti, mais surtout ne rien céder, garder la terre. Quelle capacité à se serrer la ceinture, à ne rien laisser transparaître, à garder tout pour soi, à espérer contre toute espérance !
Comportements en apparence irrationnels ou suicidaires : il a fallu à Françoise Maheux entrer tout doucement dans la culture paysanne, elle qui ne savait pas reconnaître la bonne de la mauvaise terre et ne connaissait rien de cette dépendance immémorielle aux pluies, au vent, au temps qu’il fait. C’est en leur hommage qu’elle a recueilli les paroles de ceux qu’elle a croisés, pour qu’elles ne meurent pas complètement dans l’oubli : un mot, une phrase, comme autant de traces de la plainte, de la honte, du désarroi, du silence aussi parfois ; conséquences de la perte du sens du métier, de l’identité, et des repères de toute une profession."
Jacques Trémintin, Lien social
"De 1985 à 1999, Françoise Maheux a, en tant que conseillère en économie sociale et familiale, été chargée par la Mutualité sociale agricole (Msa) de Loire-Atlantique de l’accompagnement social des agriculteurs en difficulté. Cette période a été marquée par la mise en place des quotas laitiers, diverses crises des viandes bovine et ovine, des sécheresses... Les agriculteurs ont en conséquence été particulièrement nombreux à se retrouver « en difficulté » et à se être confrontés aux spectres de la faillite, de la liquidation judiciaire, de la « cessation d’activité anticipée »...
À chaque fois, un drame humain : « même une préretraite à 55 ans peut être vécue comme un arrêt de mort pour celui ou celle qui sont tellement liés à un lieu, à des terres, à un devoir de transmission ».
Françoise Maheux a dans un premier temps considéré que ceux auprès de qui elle devait intervenir étaient « incompétents, décalés par rapport aux réalités et contraintes économiques ». Elle ne comprenait pas le caractère suicidaire de certains de leurs comportements.
Puis, petit à petit, elle a « vu autre chose : leur désarroi, quand pour eux "la misère grandit partout", la perte du sens de leur métier, la perte d’une identité, la perte de repères, la perte de confiance. Comment faire pour "y aller" sans avoir les moyens "d’y aller" ? Comment faire pour rester agriculteur aux yeux des autres, des organisations professionnelles agricoles et aux yeux des créanciers ? » Elle s’est en outre mise à douter du sens même de sa mission de conseillère.
« Nous ne faisons jamais que bricoler, du coup par coup, du rafistolage. Un petit conseil technique par-ci, une négociation avec un créancier par là...Débrouiller les papiers (...)
Le drame, c’est qu’il n’y a pas de solutions. Ce qu’on appelle des solutions n’en sont pas. Elles permettent seulement de gagner du temps.
Sauvegarder la scolarité des enfants, un minimum vital ou de survie, Un peu de dignité, un peu d’identité, une place dans un village. Et ce n’est même pas certain... »
Pour ne pas sombrer dans le découragement, Françoise Maheux s’est mise à noter des confidences et des détails de la vie courante que lui confiaient celles et ceux qu’elle visitait ainsi que les réflexions, les coups de colère ou la tristesse que cela lui inspirait. Ce « journal d’une conseillère » lui a fournit la matière d’une série de textes qui ont la forme de poèmes et, souvent, la force d’un coup de poing. Des drames y sont brossés en quelques lignes. La troisième personne alterne avec des citations exactes.
« Il faut être au cul des vaches pour comprendre.
En se moquant un peu, beaucoup... Elle affirme qu’elle n’hésitera pas à jeter dehors l’effronté(e) :
Celui ou celle qui viendrait lui parler un autre langage,
Un autre langage
que celui de la terre et des bêtes,
des pluies et du vent,
des sécheresses et du gel,
des maladies et des coups du sort,
de la réussite et du temps. »
Ce très bel ouvrage est dédié « à tous ceux qui sont "nés dedans" l’agriculture. À tous ceux qui en sont sortis le cœur meurtri. À tous ceux qui l’ont quittée soulagés. À tous ceux qui y sont restés trop longtemps étonnés d’avoir autant supporté. À ceux et celles qui ont décidé de rester. »
Alain Chanard, Transrural Initiatives n°328
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Agriculture : les champs de la détresse, entretien avec Michèle Salmona, psychologue du travail, cofondatrice du CAESAR (Centre d’Anthropologie Economique et Sociale : Application et Recherches ; Paris X)
- 9 Paroles d’agriculteurs sur le thème : agriculture entre contrats et contrôles, Université d’été de Marciac, 2002
- Procès d’un agriculteur ruiné et meurtrier, Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 5 mars 2007