28/02/2006
Jean-Luc Mayaud. Editions du Chêne.
Nature du document: Notes de lecture

« Gens de l’Agriculture » par Jean-Luc Mayaud. Quand l’histoire bouscule nos représentations du monde rural et des agriculteurs. (Note de lecture. Sélection d’ouvrage)

Copyright Editions du Chêne

L’historien Jean-Luc Mayaud soulève les paradoxes de nos constructions mentales du présent. Celles où l’agriculture tient le rôle d’objet fantasmatique de nos inquiétudes. Celles pour qui le « paysan réinventé » tient celui d’un idéal d’apaisement ... cette sorte de construction étant censée incarner un entendement collectif, un ciment retrouvé ou encore une aspiration exemplaire d’une société en « mal » de repères nourrie par des représentations du passé. Dans ce phénomène, l’historien, c’est son rôle, voit surtout ressurgir les arguments d’une époque funeste qu’il qualifie d’année zéro : 1940. En clair, Pétain. Lire Mayaud, c’est accepter de regarder l’agriculteur et son histoire en face au lieu même où nous nous laissons trop souvent et benoîtement bercés par nos arrangements avec les histoires que nous nous racontons. De ce point de vue, « Gens de l’Agriculture » est un ouvrage salutaire. Il rend un fier service aux agriculteurs en leur redonnant une dignité et, à la réalité de leur histoire, une autorité collective. Il rend aussi un fier service au lecteur, celui d’une remise en question de ses propres imaginaires et arguments. Et celui d’un apaisement, le seul qui vaille, celui qui surgit à la lecture du réel.

De la représentation à la vérité historique Comment, lorsqu’on est historien ruraliste, tenir le rôle d’analyste distancié dans la lecture des mutations accélérées du dernier demi-siècle ? A cette question que se pose Jean-Luc Mayaud dans son livre « Gens de l’Agriculture » on a envie de lui répondre illico : mais en y portant précisément son regard et son travail de chercheur en histoire ! Car pour ceux qui observent les débats en cours concernant l’agriculture, et nous en sommes à la Mission Agrobiosciences, le fait qu’un historien de ce calibre ait décidé de faire le point sur 50 ans de « basculements » du monde rural est déjà un acte salvateur à l’heure où la tradition agricole n’a de cesse d’être convoquée dans la publicité et les actualités, au point que l’on confondrait ces représentations avec l’histoire ! Le livre de Jean-Luc Mayaud tombe à pic pour remettre à leur place certaines vagues certitudes constamment évoquées. Mieux, ce spécialiste de l’histoire contemporaine

n’a pas choisi de le faire dans un ouvrage « universitaire » ou, en tout cas, réservé aux initiés mais dans un beau livre grand public. De ceux que l’on feuillette d’abord en cherchant distraitement une idée de cadeau pour les fêtes, la photo de couverture évoquant la période « emblématique » des foins se distingue bien sur les rayonnages urbains. Il n’empêche, et même si les images sont belles, c’est surtout le texte qui nous retient.

L’honnêteté de l’historien
Alors que ce sont les « sociologues » qui se sont principalement emparés de la chronique des bouleversements agricoles, et ce depuis « La fin des paysans » de Henri Mandras, Jean-Luc Mayaud parle d’entrée de jeu d’une sorte de « réinvention actuelle du paysan ». Phénomène qu’il avait déjà évoqué à l’Université d’été de Marciac en 2004. « Que se passe-t-il aujourd’hui ? En reconvoquant le pays et le paysage, nous réinventons le paysan. Et revenir à ce terme, c’est revenir avant 1950. Nous en appelons à l’Histoire et au bon vieux temps pour dire que le cultivateur productiviste, qui a certes nourri et enrichi le pays, est désormais moins "noble" que le paysan. Une paysannerie qui, selon moi, a de grandes chances d’être mythique. Bien entendu, toute société fonctionne sur des mythes. Toute association rurale, toute Université d’Été ou d’Hiver fonctionne sur des mythes fondateurs : ce qui importe pour que la communauté vive n’est pas la réalité de ce qu’elle a vécu mais ce en quoi elle est capable de croire, ce qu’elle est capable de digérer et ce dont elle a besoin pour avancer. Mais, je tiens à m’affirmer historien. Et comme historien, je ne prétends pas à la vérité mais à l’honnêteté, dans la mesure où mes propos sur l’histoire rurale sont prononcés en 2004, en fonction de questions qui nous sont posées aujourd’hui sur une réalité d’hier » (Lire l’intervention complète de Jean-Luc Mayaud à l’Université d’été de l’innovation rurale de Marciac « Revenir au paysan, c’est retourner avant 1950-)

Attention aux arguments d’une époque funeste
Les débats et les tensions actuelles à propos du modèle agricole, le fait que de nombreux acteurs, y compris les agriculteurs contemporains, réargumentent l’agriculture en surfant sur des termes tels que « paysans », « terroir », « origine »... a de quoi titiller l’historien, et sans doute l’agacer. Dans cette réinvention actuelle, une sorte de construction censée incarner un entendement collectif, un ciment retrouvé ou encore une aspiration exemplaire d’une société en « mal » de repères nourrie par des représentations du passé, l’historien, c’est son rôle, voit surtout ressurgir les arguments d’une époque funeste qu’il qualifie d’année zéro : 1940. Date difficile. « Celle de la chute d’une République qui, depuis Gambetta, avait pourtant su faire des « gens de la terre » ses plus fidèles soutiens. Elle fut brutalement remplacée par un régime, celui de Pétain, qui prétend les déciller enfin. « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal » disait le maréchal qui entendait faire leur bonheur dans les prés vert-de-gris de la révolution nationale ».

Les cadavres imaginaires
Entre ces deux dates, 1940-2005, et au cœur de la confusion actuelle où les mots et les images portées sur l’agriculture se confondent étrangement... Jean-Luc Mayaud s’interpose. La distance, il l’a, celle de l’historien. Car il y a l’histoire que l’on se raconte, il y a celle que voudrait raconter ceux qui l’ont vécue et celle que l’on voudrait nous raconter pour que nous y adhérions. Et puis il y a l’histoire. Celle qui est œuvre de recherche, de rigueur. Celle-là, seuls les historiens sont habilités à la saisir. Dans son texte remarquable, Jean-Luc Mayaud semble nous prévenir, nous alerter et nous confondre sur nos vagues certitudes. Il est convenu de penser que la « révolution silencieuse », qui a vu fondre le nombre d’agriculteurs, aurait fait beaucoup de « cadavres, ceux des perdants du processus de sélection. Jean-Luc Mayaud évoque l’idée de « cadavres imaginaires, puisque les individus de « chair et d’os » qui ont été amenés à descendre de leur tracteur ont connu des destins divers et pourquoi pas plus heureux que ceux des « vainqueurs » de la compétition pour l’agrandissement et la mécanisation des exploitations ».

La fête de la solitude ?
Entre les lignes, il est permis d’y voir une critique adressée à ceux qui, urbains ou néo-campagnards, ils sont nombreux, idéalisent pour eux-mêmes l’exaltation du « paysan retrouvé, proche de chez soi ». A l’heure où l’on ne parle que de « l’agriculture en fête » ou de « fête des terroirs », il est salutaire de rappeler que ce métier est difficile, il demande un effort permanent et réclame, pour celui qui l’exerce, un solide vécu d’une solitude aux accents parfois dramatiques . Jean-Luc Mayaud nous permettra probablement d’ajouter également que, depuis quelques années, le monde rural et singulièrement les agriculteurs, ont subit un discours sans que l’on entende leur parole.

La panoplie identitaire
A voir ce passage aujourd’hui presque obligé, qui consiste à vendre ses « produits de proximité » (argument d’une rassurance moderne qui, à y réfléchir, n’est pas loin du fameux « la terre ne ment pas ») sur les marchés des villes, habillé en paysan c’est-à-dire coiffé d’un béret et chaussé de sabots, on peut se questionner sur ce fait : l’agriculteur incarné comme lieu de mémoire n’aurait donc pas le droit de changer, d’être de son temps, de parler... Pire, et au-delà de cette panoplie, il devrait être lui-même porteur de ce discours identitaire.

Le paysan sans parole
Lors d’une Université d’été de Marciac, le psychologue interculturel Patrick Denoux parlait de ce monde paysan mis en demeure de contribuer à l’image qu’il donne de l’ensemble de la société et de « Cet aboutissement néfaste qui domine à l’heure actuelle : la virtualisation d’un monde paysan, contraint de composer avec le marché et les idéologies, conduisant à un agriculteur qui ne cultiverait guère plus que son image dans laquelle il s’évanouirait. Le problème étant de savoir où s’arrête ce jeu de l’image, qui brouille l’image du « Je ». C’est-à-dire le sujet et sa parole. (Lire la totalité de l’intervention de Patrick Denoux Le jeu de l’image brouille l’image du « Je » »-

Le déni par déficit symbolique
Lors de la même Université d’été de Marciac, et à entendre des agriculteurs, souffrant d’être objet du débat actuel plutôt que d’être sujets dans le débat, affirmer « Nous ne voulons pas être ce que vous voulez que nous soyons » ou encore « Plus nous communiquons moins nous échangeons », le même Patrick Denoux évoquait cette image conjuratoire du paysan qui permettrait de parer les méfaits du progrès : « Une image qui, dit d’une certaine manière, si elle était totale et totalitaire, condamne le paysan à incarner une sorte de théâtre d’ombres, destiné à exorciser les malfaisances des avancées techniques et scientifiques » Ce psychologue nous amenait ainsi à considérer la figure du paysan comme un lieu de « fracture culturelle » où se voient projetées les sous-cultures s’affrontant dans le champ social. « De fait, ajoutait-il, nous ne savons plus que faire de notre évolution technologique et la tentation du déni se fait pressante, car les sociétés à haute-technologie souffrent de déficit symbolique, peinent à produire du sens. Ce déni trouve un lieu propice dans la figure du paysan, lequel « éprouve » les conflits culturels que projette une société en difficulté sur sa créature ». (Lire l’intervention complète de Patrick Denoux. La figure du paysan comme lieu de fracture culturelle- .

Agriculteur : qui suis-je ?
A propos de déni, citons également ce qu’en disait la psychologue du travail Michèle Salmona, auteur « Souffrance et résistance des paysans français » dans un entretien qu’elle avait accordé à la Mission Agrobiosciences : « Dans certaines petites exploitations familiales, l’effort pour réaliser la modernisation amène chez certains collectifs familiaux une surcharge de travail physique et mental. Dès lors, le discours des paysans, se trouvant dans ces situations de modernisation très rapide, est structuré de manière très particulière : l’agriculteur parle de lui comme s’il parlait d’un autre. Par ailleurs, il est en permanence obligé de se référer à des espaces précis et à des moments précis du cheminement de cette modernisation. « Il ne sait plus où s’arrêtent les limites de sa personne dans cet effort de chaque instant pour gagner la bataille du développement ». Ce discours manifeste une schize : l’acteur répète sous différentes formes « Qui suis-je, où suis-je ? ». Dans le même temps, on remarque chez ces paysans une très forte désocialisation par rapport à la société locale ; ils sont murés dans
une solitude géographique et humaine. Evidemment les jeunes adultes, qui vivent avec les parents dans une situation d’usure physique et mentale permanente, développent
des conflits graves qui sont une des causes de silence du collectif à l’intérieur et à l’extérieur du groupe »
(Lire l’entretien complet avec Michèle Salmona Les Champs de la détresse-.

Le mépris et l’image pétainiste
On l’aura compris, toutes ces considérations nous convient à revoir notre copie sur la manière dont on perçoit et dont on voudrait que soit le paysan. Il y a sûrement méprise (mépris ?) à vouloir soutenir et aimer ainsi les agriculteurs contre leur gré. Citons encore longuement Patrick Denoux « Cette mythification du monde agricole est présente, parfois même chez ses détracteurs, préservant par-delà les prises de position officielles un coin plus secret de coupable nostalgie. C’est l’image du laboureur, celle abondamment exploitée par le régime de Vichy, qui « ensemence le sol avec son soc ». Cette icône idéologique du pétainisme désigne le monde agricole comme l’espace de la révélation des réalités immanentes. Rappelez-vous : « La terre, elle, ne ment pas ». Cette terre éternelle, indestructible, qui va nous dire, lorsque nous sommes égarés, ce que sont en vérité, les choses. Sachez que dans les contacts culturels, nous rencontrons exactement les mêmes phénomènes, lorsque les individus d’une culture assignent aux individus d’une autre culture la place symbolique de la nature, de l’authenticité, de la vérité. En fait, qu’il s’agisse de l’état pétainiste à l’égard du paysan ou du touriste à l’égard de l’autochtone, il s’agit toujours d’un regard surplombant et manipulateur, assorti d’un puissant mépris visant, au service d’une cause, à assigner une place particulière à l’agriculteur. Sous les apparences d’une revalorisation, il s’agit, le plus souvent, d’un regard de domination et d’inféodation. Puis, vient un second ensemble de représentations, peu évoqué, qui conduirait à une forme de ghettoïsation et d’enfermement du monde agricole dans des réserves. Il consiste à le juger porteur de certaines valeurs, qu’il suffirait de conserver au sein d’un museum anthropologique local. Une sorte de commémoration vivante, d’exposition universelle permanente, là encore, sous les auspices du respect... »

Enjeu de pouvoir majeur
Ce point de vue semble relayé par Jean-Luc Mayaud lorsqu’il nous rappelle dans l’excellente introduction de son livre que « Entre célébration sympathique et instrumentalisation cynique du « passé paysan » (...) la profession s’interroge et se déchire (...) Surinvestie de représentations morales, objet symbolique et politique surdimensionné, l’agriculture -et avec elle ses pratiques, ses produits, ses paysages, ses acteurs- demeure un enjeu de pouvoir majeur ».

Consulter les psys
Que Jean-Luc Mayaud nous pardonne les précédentes digressions, mais elles mettent bien en relief la nécessité de son travail d’historien. Et puis, tout bon auteur sait que son propos convie le lecteur à laisser « dériver » sa pensée afin d’emprunter une trajectoire dans le foisonnement des questionnements que ses lectures suscitent. L’historien contemporain trouvera d’ailleurs certainement intéressant que « les » questions qu’il soulève à propos des paysans, nous invitent à consulter les psychologues. Il faut dire que, dans son ouvrage, Jean-Luc Mayaud, et d’une certaine manière l’histoire qu’il tente « honnêtement » de nous dire, soulève les paradoxes de nos constructions mentales du présent. Celles où l’agriculteur imaginé tient le rôle d’objet fantasmatique de nos inquiétudes.

L’histoire en face
Lire Mayaud, c’est accepter de regarder l’agriculteur et son histoire en face au lieu même où nous nous laissons trop souvent et benoîtement bercés par nos arrangements avec les histoires que nous nous racontons. De ce point de vue, le livre de Jean-Luc Mayaud est salutaire. Il rend un fier service aux agriculteurs en leur redonnant une dignité et, à leur histoire, une autorité collective. Il rend aussi un fier service au lecteur, celui d’une remise en question de nos arguments et celui d’un apaisement propre à toute lecture du réel.

Note de lecture de Jean-Marie Guilloux. Mission Agrobiosciences.

« Gens de l’Agriculture ». Par Jean-Luc Mayaud. Historien. Edition du Chêne. 45,50 Euros

Sur le même thème, on peut aussi lire deux interventions du sociologue Bertrand Hervieu à l’Université d’été de Marciac alors qu’il était Président de l’Inra .

Qu’est ce qu’un paysan aujourd’hui ?- Pages 63 à 69 des actes de la 7ème Université d’été de Marciac édités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Agriculture. Neuf Paradoxes pour avancer- Intervention de Bertrand Hervieu lors de la 9ème Université d’été de Marciac édité par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

Note de lecture de Jean-Marie Guilloux. Mission Agrobiosciences

Lire les nombreux articles et publications originales sur le thème "AGRICULTURE"- édités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Lire les nombreux articles et publications originales sur le thème "SCIENCE ET SOCIETE...- édités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Lire les nombreux articles et publications originales sur le thème "ALIMENTATION"- édités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Accéder aux Entretiens et Publications : OGM et Progrès en Débat » - Des Points de vue transdisciplinaires... pour contribuer au débat démocratique. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Lire les nombreux articles et publications originales sur le thème "OGM"- édités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Accéder aux informations de la PLATEFORME GENETIQUE ET SOCIETE- sur le site de la Génopole Toulouse-Midi-Pyrénées

Accéder à l’ensemble de la « Revue de Presse Quotidienne »- du Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Accéder au site de L’INRA-

Accéder au site de la SISQA « Semaine International Sécurité et Qualité Alimentaire » en Midi-Pyrénées-

Accéder au site du Ministère de l’Agriculture-

Retrouvez les publications des différentes "Editions de l’Université d’été de l’Innovation Rurales de Marciac"- éditées par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Accéder au site Educagri- le Site de la Communauté éducative de l’Enseignement Agricole Français

Mot-clé Nature du document
A la une
BORDERLINE, LE PODCAST Une coproduction de la MAA-INRAE et du Quai des Savoirs

Écoutez les derniers épisodes de la série de podcasts BorderLine :
Générations futures : pourquoi s’en remettre à demain ?
Humains et animaux sauvages : éviter les lieux communs ?
Le chercheur-militant, un nouveau citoyen ?

Voir le site
FIL TWITTER Des mots et des actes
FIL FACEBOOK Des mots et des actes
Top