12/03/2009
A propos du livre de P. Chalmin, "Le Monde a faim"

Agriculture, alimentation et société : "Le marché n’est qu’un dispositif. Son efficacité n’est pas une qualité immanente."

Gilles Allaire ©Philippe Assalit

Dans son dernier livre sur la situation alimentaire mondiale, Le Monde a faim, Philippe Chalmin expose son point de vue sur le fonctionnement des marchés, la formation des prix et le rôle de la spéculation. Une analyse que la Mission Agrobiosciences a souhaité mettre en débat, avec un autre économiste, pour éclairer les notions et les théories qui sous-tendent cet ouvrage que, par ailleurs, nous recommandons aux lecteurs.

La Mission Agrobiosciences : Dans son essai, P. Chalmin explique que la spéculation a un effet neutre, voire positif sur les marchés dérivés, qu’elle rend plus efficace dans leur fonction de formation des prix. Sur quoi s’appuie cette affirmation ?
Gilles Allaire : Pour comprendre ce raisonnement, il faut d’abord expliquer que sur un marché à terme ou marché de futures (en anglais), les agents achètent ou vendent un titre qui permet d’acheter à un prix fixé aujourd’hui un lot qui lui sera livré dans plusieurs mois. Cela permet à l’acheteur de se prémunir contre une hausse éventuelle du prix du produit en question et au vendeur de s’assurer contre une baisse. Ceux qui cherchent à couvrir ainsi leur position s’appellent hedgers et cette technique, inventée à Chicago à la fin du 19è, pour le marché du blé, est dite hedging. C’est sur le modèle des marchés agricoles qu’à partir des années 1970, des contrats à terme se sont développés pour le pétrole et la monnaie (en rapport avec les risques de change) ; Les marchés dérivés sont ainsi progressivement devenus le cœur de la finance internationale.
L’expérience du passé a montré que le prix du marché cash converge vers le prix à terme, le marché des contrats aidant ainsi à la « découverte » du prix. Ce marché doit être actif pour aider à la découverte du prix et n’affecte pas, en principe, le prix des marchandises réelles, c’est-à-dire qu’il n’intervient pas dans les causes qui affectent offre et demande réelles. Quant aux crises réelles, elles sont renvoyées aux problèmes réels de fonctionnement de l’économie agricole.

Donc cela fonctionne ?..
G.A : Uniquement si les traders connaissent le marché en question et si le volume des produits dérivés reste raisonnable eu égard à l’importance du marché physique. Sinon, ce n’est que du fantasme théorique ! S’il n’y a plus de liens avec le produit physique, l’économie réelle, le système dérape. Or, aujourd’hui, non seulement se pose la question d’une spéculation « excessive » sur des marchés comme celui du blé (au moment de la hausse de 2008, le Sénat américain a organisé des auditions sur ce sujet et engagé une réflexion sur les mesures a prendre, avant que la baisse ne survienne), notamment du fait de la multiplication des « options » qui permettent à l’acheteur ou au vendeur de ne pas obligatoirement exécuter la transaction à terme. Surtout, les contrats agricoles sont mixés dans des produits dérivés complexes avec l’énergie et des métaux. Dans ces conditions, peut-on dire que le cours de ces titres, qui sont plutôt guidés par ce qui se passe sur le front pétrolier, nous disent quelque chose sur la conjoncture agricole ?
Enfin, une partie limitée seulement des transactions contractuelles passe par les marchés à terme et ceux-ci sont loin d’être le seul aspect d’une économie contractuelle qui contribue à stabiliser les échanges. Or les normes de gestion actuelle favorable aux actionnaires conduisent à une financiarisation de l’économie réelle et, finalement, comme nous le voyons, à une globalisation des risques.

Il y aurait donc effectivement une « bonne » spéculation, mais elle est théorique...
G. A : Oui. Sur un marché à terme, la spéculation (l’activité spécialisée des traders) apporte les liquidités nécessaires au fonctionnement de ce marché, liquidités qui manqueraient si le marché était réservé aux professionnels de la filière concernée. Ces marchés sont censés « découvrir » les prix, plus rapidement et efficacement que les marchés réels. De plus, en étant publics (de fait jusqu’à un certain point) ils sont censés éviter les manipulations des marchés par de gros intérêts du secteur, ce qui recouvre un autre sens du terme spéculation !
On pourrait dire que le caractère concurrentiel de ces marchés est mieux assuré, en théorie du moins, que celui des marchés physiques. C’est ce que reflète la comparaison que fait P. Chalmin des marchés du blé et du riz. Toutefois, pour les raisons qui ont été dites précédemment, on peut douter des performances de ces marchés. On peut ainsi penser qu’une part de la hausse 2008 est notamment due à un décalage entre l’horizon des spéculateurs qui, à moyen terme, anticipaient la croissance des pays dits émergents, et celui à court terme du marché réel, tandis que la baisse a été accentuée par l’effondrement des cours du pétrole sur les marchés à terme.

P. Chamlin parle d’efficience du marché. Qu’est-ce que cela signifie ?
G.A : Dans les manuels d’économie, un marché est dit « efficient » (ou plutôt « efficace » si on traduit ce terme anglais) lorsque le prix des titres financiers y reflète « à tout moment toute l’information pertinente disponible ». Aucun acteur ne détient toute l’information, mais le marché fait la part de toute l’information mobilisée par les participants. A l’encontre de cette théorie, Keynes et des auteurs contemporains soutiennent que les comportements sur les marchés financiers sont mimétiques et régulièrement y surviennent des bulles, des paniques, etc. Il est clair que lors des crises, si tant est qu’ils le furent, les marchés ne sont plus efficients du tout ! L’efficacité des marchés suppose que les agents aient la capacité de lire le marché, c’est-à-dire d’interpréter et de donner un sens aux tendances, tandis que les acteurs principaux des marchés financiers sont des robots qui ne connaissent que les lois statistiques. Les acteurs des marchés disposent certes d’informations, mais les sources et les modèles sont plus ou moins fiables et plus ou moins complets. Lire le marché suppose des cadres cognitifs (ou culturels) de référence. En ce sens, lire le marché relève de capacités collectives. Évidemment, cela ne met pas à l’abri de la catastrophe que, par essence, personne n’a anticipée.
Le marché n’est qu’un dispositif. Son efficacité n’est pas une qualité immanente, elle dépend de son organisation, via des conventions, des procédures, et tout ce qui forme des capacités collectives.

Venons-en aux considérations morales sur la spéculation que P. Chalmin n’omet pas d’évoquer. Quel est votre position à cet égard ?
G. A : Le plan moral est loin d’être anecdotique concernant la spéculation, comme le reconnaît P. Chalmin, un peu comme si l’économiste ressentait un malaise à défendre les vertus de la spéculation (sur les marchés à terme, qui sont un marché du risque) alors que le produit concerné, s’il s’agit du blé, a une forte dimension politique, celle de la sécurité alimentaire. Mais est-ce le problème si, comme le prétend la théorie, les marchés à terme sont séparés des marchés réels ? Cela serait le problème si l’on faisait croire que ces marchés règlent les crises. Or, précisément, la théorie dit que les crises ne sont dues qu’aux mauvaises anticipations publiques et privées des acteurs de la production et des marchés réels...
La spéculation condamnable, pour prendre le langage des économistes, est celle qui est anti-concurrentielle, quand les prix sont « manipulés », notamment du fait d’ententes et de restrictions de l’offre. Celle-ci est largement partagée lorsque surviennent des crises et elle les précipitent (on attend pour changer la voiture que les prix aient plus baissé). Chez les économistes du passé, l’éloge de la concurrence va avec celui du travail, aussi apparaît-il immoral que des investisseurs comptent sur la baisse ou la hausse des prix pour faire des profits, puisqu’ainsi, ils ne comptent pas sur leur travail, mais sur celui des autres.
Ma position est que, hormis sur le plan moral, il est difficile dans l’analyse économique de séparer la bonne et la mauvaise spéculation ! C’est finalement une question de règles et de pratiques raisonnables, c’est-à-dire qui dépendent du cadre politique.

Propos recueillis par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences. Mars 2009

Consulter le catalogue "Lutte contre la faim : analyses, décryptages, leviers d’action" publié par le magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Lire sur le magazine web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :

  • L’alimentation en bout de course " Les raisons de la flambée des prix agricoles mondiaux, l’intégrale de "Ça ne mange pas de pain" d’avril 2008. Mauvaise récolte, biocarburants, spéculation... Quelles sont les vraies raisons de la flambée des prix ? Qui va en profiter ? Les agriculteurs vont-ils voir leurs revenus augmenter ? Réponses avec Lucien Bourgeois, économiste, directeur de la prospective à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, et Marcel Mazoyer, économiste, ingénieur agronome, ancien directeur du comité des programmes de la FAO.
  • Crise alimentaire : Complexité de la décision et de la gestion publique, intégrale de la conférence-débat exprimée au Café des Sciences et de la Société du Sicoval, avec Marion Guillou, alors Directrice Générale de l’Alimentation au ministère de l’Agriculture et de la Pêche.
  • Les dualités de l’alimentation comtemporaine, intégrale de la conférence-débat exprimée au Café des Sciences et de la Société du Sicoval, avec Jean-Pierre Poulain, socio-anthropologue de l’alimentation.
  • Comment nourrir 9 milliards d’hommes en 2050 ?, chronique suivie d’un entretien et d’un débat dans le cadre du plateau du J’Go, avec Jean-Louis Rastoin, auteur du livre "Nourrir 9 milliards d’hommes en 2050", agronome et économiste, à SupAgro de Montpellier.
  • Une Pac, oui, mais pour une Politique ALIMENTAIRE Commune, par Lucien Bourgeois, conseiller du président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture et directeur des études économiques et de la prospective, dans le cadre des Actes de la 13ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale organisée à Marciac par la Mission Agrobiosciences.
Un entretien avec Gilles Allaire, économiste, directeur de recherche Inra.

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