La modernité, c’est la rénovation des institutions
Par Istvan Feher, professeur d’économie agricole et de marketing à l’Université de Gödöllő (Hongrie), ancien secrétaire d’Etat à l’agriculture et au développement rural de Hongrie
Istvan Feher. Il y a une chose que je dis souvent à mes étudiants : le seul élément stable de notre existence, c’est le changement. Or, selon moi, la modernité est une sorte de changement permanent.
Dans le domaine agricole et rural, cette modernité repose sur quatre piliers : le premier est d’ordre économique, c’est le marché. Le deuxième concerne l’écologie, avec la problématique dite du « verdissement ». Le troisième est social – la question de l’emploi – et le quatrième a trait aux institutions, c’est-à-dire aux politiques agricoles et rurales et ses institutions. C’est plus précisément sur ce dernier point que je voudrais intervenir.
Ces propositions que l’on ne peut pas refuser
Permettez-moi de débuter par une anecdote personnelle. Celle-ci concerne mon expérience de ce que l’on a appelé les « économies planifiées ».
Mon grand-père était paysan. Dans les années 50, il cultivait 7 hectares de terre avec l’aide de ma mère. Nous vivions tous, ces trois générations, sous le même toit. Alors, l’agriculture hongroise s’apparentait à une structure agraire post-féodale ; les exploitations étaient de surfaces réduites de l’ordre de quelques hectares. Pour moderniser ce système et s’orienter vers des unités de production de plus grande taille, l’Etat s’est engagé dans la création de coopératives. En la matière, j’ai compris plus tard qu’il y avait deux manières de procéder : le volontariat et la marche forcée.
Voici comment ma famille est entrée dans la coopérative locale dans mon village natal. Le secrétaire du parti a demandé à ma mère si elle souhaitait que son fils poursuive ses études dans le secondaire, puis à l’université. A l’époque, j’avais quatorze ans et effectivement je désirais entrer dans le secondaire. Ma mère a répondu par l’affirmative - j’étais bon élève. Il lui a alors indiqué à quel endroit elle devait signer pour adhérer à la coopérative.
Collectivisation et modernisation
Après mes études universitaires, je suis devenu vice-président d’une grande coopérative agroalimentaire. A ce poste, j’ai appris que la collectivisation avait fait beaucoup pour la modernisation de l’agriculture hongroise. Du temps de mon grand-père, faire pousser un hectare de céréales demandait 50 heures de travail là où, désormais, 5 heures suffisent. Chaque vache produisait en moyenne 2000 litres de lait par an contre 6000 litres à l’issue de la collectivisation. Aujourd’hui, en 2012, les rendements peuvent même atteindre 10 000 litres dans certains élevages. Bien sûr, ces progrès techniques se sont accompagnés, comme ici, d’une réduction importante du nombre d’actifs agricoles. Ils représentaient 30% de la population active dans les années 50 ; seulement 3% à présent.
Du point de vue de la structure agraire elle-même, le processus de collectivisation opéré en Hongrie est singulier en ce sens que les grandes exploitations ne se sont pas développées au détriment des petites. Au contraire, les unes étaient complémentaires des autres à tel point qu’on parle, à propos de ce modèle hongrois, de « symbiose de la grande et de la petite exploitation ». Par ailleurs, ce processus a également eu pour effet de stimuler la genèse d’activité non agricole dans les campagnes hongroises.
D’une certaine manière, au regard de ces résultats, on peut dire que la collectivisation forcée a eu des effets positifs. En outre, grâce aux deux grandes lignes de crédits octroyés par la Banque mondiale en 1988 [1], à la veille du changement de régime, nous avons pu accéder par la suite aux technologies – semences sélectionnées, pesticides, tracteurs high-tech…
Où en sommes-nous aujourd’hui ? L’agriculture hongroise est riche de 5 millions d’hectares, répartis entre les mains de 2 millions de propriétaires. Avec ce paradoxe : celui qui utilise la terre n’en est pas nécessairement le propriétaire.
Le contexte actuel pourrait être résumé par cette discussion que j’ai eue avec l’économiste Louis Malassis qui fut mon professeur à Montpellier. Je lui ai rendu visite au lendemain du changement de régime et, alors que nous déjeunions ensemble, il m’a dit ceci : « J’ai beaucoup pensé à vous M. Feher. J’espère que vous n’allez pas fragmenter vos grandes structures. Depuis 100 ans, la France essaie d’atteindre cette situation de manière différente ». Ce à quoi j’ai répondu : « c’est déjà fait… » [2]
Moderniser les institutions
La modernité agricole appelle une modernisation des institutions. Qu’est-ce que cela signifie concrètement vu de Hongrie ?
Ceci suppose tout d’abord, que le ministère de l’agriculture fonctionne bien et soit doté de représentants locaux. Je pense qu’il faut introduire une séparation dans le fonctionnement des institutions entre ceux qui pensent les politiques agricoles et ceux qui veillent à leur mise en œuvre sur le terrain.
Les institutions ont aussi pour rôle d’améliorer le transfert des connaissances et de stimuler l’innovation. Là aussi, des choses doivent être pensées. Nous avons besoin d’une recherche vigoureuse et de systèmes de conseils performants à même d’aider les Etats à moderniser leurs agricultures et à changer les mentalités des producteurs, plutôt conservateurs par nature. Il y a nécessairement des résistances. Mais celles-ci s’effacent à mesure que les avantages sont perçus.
J’aimerais ici souligner le rôle, important, du système de conseil agricole [3]. L’institution de ce système est indispensable pour la formation et l’accompagnement des agriculteurs, ces derniers n’étant, a priori, pas formés pour faire face à chacune des nouvelles exigences de la modernité. Leur instauration, dans le cadre de la PAC, a largement été saluée. Ceci étant, les Etats membres devront les mettre en place au niveau local.
Dans ce paysage, d’autres éléments doivent être pris en considération. Celui de la disponibilité en terre, en main d’œuvre, en capital. Ou encore celui de l’accessibilité au marché. Comment accéder à ce dernier ? C’est une question dont nous avons beaucoup parlé au fil de cette 18ème édition.
Enfin, j’aimerais attirer votre attention sur deux institutions françaises, qui n’existent pas en Hongrie et qui nous font défaut : les Safer [4] et les centres de gestion [5]. Que l’on songe à la question du remembrement ou des économies souterraines, ces deux outils manquent cruellement en Hongrie. Nous devons les introduire.
Intervention réalisée le 2 août 2012, dans le cadre des 18es Controverses européennes de Marciac : L’agriculture a-t-elle le droit d’être moderne ?.
Lire le portrait d’Istvan Feher
Dans le cadre des 18es Controverses européennes de Marciac, on peut lire :
- L’agriculteur moderne doit passer de la figure du prolétaire à celle de l’"amateur". Dialogue entre l’économiste Hélène Tordjman et le philosophe Olivier Assouly.
- L’agriculture et les sciences, un couple inavouable ?. Exposé d’Etienne Hainzelin, conseiller du Président-directeur général du Cirad.
- Peut-il y avoir une modernité raisonnable ?. Exposé du socio-économiste Gilles Allaire.
- Les droits de l’agriculteur en questions. Témoignage du Groupe Local de Réflexion, composé d’acteurs locaux de la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers et des territoires voisins. Réflexion rapportée par Jean-Luc Bongiovanni, éleveur dans les Hautes-Pyrénées, Eliane Crépel, infirmière scolaire, et Gérard Coutant, agriculteur dans le Gers, tous trois membres du groupe local de réflexion.
- L’agriculture de conservation, une technicité désavouée, Témoignage de Gérard Rass, Secrétaire général de l’APAD.