La commune rurale ne grandit pas. Elle se remplit. elle devient obèse.
Main basse sur le rural ! Mais par qui ? Et peut-on répondre à cette question à la manière de « Main Basse sur la ville » ? J’aborderai cette suspicion ravageuse par le biais du paysage. C’est peut-être une entrée étroite mais le paysage me paraît pouvoir donner une certaine consistance d’objet à la notion de rural et à la manière dont, d’une certaine façon, il peut y être fait main basse.
Du pays brave...
Le paysage rural, c’est forcément une représentation. Prenons le territoire d’une petite commune qui se présentait avec son seul et unique paysage de village rural sur fond d’étendue agricole : le clocher, le cimetière, puis les habitations, granges et écuries prises dans une même silhouette et une même mesure distribuées selon l’ordre d’une géographie, l’ordre des activités agricoles et encore l’ordre d’un être- ensemble paysan difficile et laborieux.
Poursuivons la description : tout autour du village, jusqu’à d’autres villages se dressaient les corps de ferme, et ceux des domaines agricoles. Alors, entre eux, s’étendaient les textures terreuses, herbeuses des jardins et des champs et leurs mutations colorées. L’ensemble était tenu par le tracé des talus, des chemins et des haies judicieusement ajustés à l’ordre des crêtes qui distribuent l’orientation des vallons et des ruissellements.
Dans ce paysage là, la clôture, la grange, le hangar, l’habitation, la cour, le jardin, les champs étaient disposés le long des routes et des chemins de manière à répondre aux usages pratiques et à l’organisation de l’exploitation de la terre et des animaux. S’y ajoutent les mutations de la mécanisation : hangars métalliques, véhicules et outil motorisés...
Au total un territoire rural dont le bâti relève pour l’essentiel d’une architecture sans architecte mais non sans qualité. Le territoire pouvait fonctionner sans l’architecte. La transmission des savoirs et la maîtrise d’œuvre se faisaient par le biais de la coutume, de la convention et de l’habitude.
Mais à l’époque, qui le savait de ces habitants que leur travail pouvait être pensé et vu comme un paysage ? Dans leur vocabulaire, le mot n’existait pas mais plutôt celui de pays et, pour en exprimer la beauté, seulement dire qu’il était brave en raison de la puissance de travail qu’il fallait déployer pour qu’il donne à vivre. C’est Cueco, peintre et écrivain, qui fait apparaître cette subtile distinction dans son Approche du concept de paysage. Nous pouvons en déduire que Le territoire rural serait donc un pays doté d’un paysage sans paysagiste mais non dépourvu de qualités.
... Au paysage
De ce point de vue et en fait, nous pouvons dire que le concept de paysage ne doit rien au monde paysan mais qu’il doit beaucoup au monde des grands propriétaires urbains et ruraux de l’antiquité ainsi que le signale Augustin Berque dans La pensée paysagère.
Il doit beaucoup aussi à la naissance du goût dans le monde de l’aristocratie au 15ème jusqu’au 17ème siècle européen et également à celle de l’esthétique au 18ème selon Olivier Assouly dans Capitalisme esthétique.
Mais aussi au monde de l’art comme l’indique Alain Roger dans son Court traité du paysage et encore au monde de la stratégie militaire, d’après Yves Lacoste - La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre - pour enfin se galvauder selon les normes industrielles du goût dans le monde de la consommation et du tourisme de masse au 20ème.
Cependant le paysan asservi et, plus tard, l’agriculteur affranchi, ont beaucoup contribué à produire les espaces du pays par le façonnage agricole de leur géographie à partir duquel le concept de paysage a pu s’élaborer et solliciter le regard du citadin. Mais un regard citadin centré et structuré par la mise à distance du point de vue (physique et figuré), théorisé par la projection du point de fuite sur la ligne d’horizon propre au projet pictural du peintre et stratégique du militaire, et encore propre au désœuvrement touristique. Par conséquent, un regard éduqué absolument étranger aux exigences du labeur paysan. Cependant, il est convenu que l’on puisse parler de « paysage rural »...
Piscines, toboggans, portiques et barbecue...
Alors, comment raconter ce qui se passe et pouvoir prétendre que là, à cet endroit, s’étendait autrefois un seul paysage ? Et comment raconter qu’actuellement, il pourrait être décrit et montrer, un paysage surnuméraire ?
A une population rurale se substitue une population d’origine urbaine dont l’objectif principal est d’accéder à la propriété d’une maison individuelle située à la campagne et où, suprême jouissance, la ville, le plus souvent, est souhaitée absente.
Par conséquent, un mode d’occupation du territoire individualisé qui repose sur des modes de vies, de civilités, sur des usages et des gestes qui, pour l’essentiel, proviennent de l’activité salariée et d’une certaine conception de l’habité fondée sur la détente, le repos et le loisir.
Autant la maison rurale est accompagnée d’édifices annexes, d’objets et de machines qui indiquent le monde du labeur jardinier et agricole, autant la maison individuelle réunit tous les objets qui occupent le temps du désœuvrement après le temps du travail en ville : piscine, toboggan, portique, balançoire, barbecue...
De l’autarcie manufacturière et mécanique de l’exploitation agricole familiale nous passons aux possibilités de l’exercice autarcique du loisir, de la distraction, de la détente et du repos en famille : "on a tout sous la main".
Tout dans l’espace privé, plus rien dans l’espace public que l’on puisse partager. Ce qui donne lieu, sur les flancs des vallons nouvellement construits, à l’éclosion d’une société de piscines, de portiques et de toboggans qui s’intercalent et font signes de leurs distinctions entre les maisons.
En fait, peut-être a-t-on affaire à deux paysages.
L’inscription sur le territoire de ce type d’habitation affectée à ce mode de vie, procède de manières différentes relativement à l’habité rural.
Le rapport à la géographie n’est pas sous-tendu par les mêmes impératifs et les mêmes attentes. La commune n’agrandit pas le village selon les tracés de la structure villageoise mais elle viabilise des terrains agricoles à vendre, en raison d’une partition et d’un nombre de parcelles qui répondent à une norme de densité défini par le Plan Local d’Urbanisation - ce sont des parcelles de 2000 m2 - , afin de pouvoir déposer un permis de construire qui autorise la construction.
La commune, donc, se remplit. Elle ne grandit pas, elle devient obèse. Et la perception de la densité bâtie de l’ancien village sur fond de terres agricoles se réduit sur son territoire. Sa figure, sa silhouette s’érodent dans la montée visuelle des lotissements. Les édifices et les objets, qui témoignent de l’ère rurale, se dissolvent dans la ruine ou la réhabilitation.
C’est, maintenant, un territoire fait de deux paysages, l’un à côté de l’autre ou plus précisément glissés l’un dans l’autre. Roulés à même la même terre, coulés dans les mêmes vallons, dressés sur les mêmes lignes de crête, cependant, ils ne procèdent pas des mêmes mondes.
Que reste-t-il une fois le permis de construire massivement autorisé sur des parcelles de 2000 m2 minimum ? Des paysages de restes ou en reste dans les coulisses de la mise en scène de ces nouvelles constructions. Les restes de ce qui reste de l’urbanité villageoise, résidus des activités agricoles mises au rebut, rangés à l’orée de l’urbanisme sommaire des lotissements. Des restes sous formes d’outils, d’objets et de fragments de bâtis de hangars, de granges, de puits, de cabanons qui s’effacent ou se ruinent dans des creux du terrain ou sur des bandes de rangements le long des haies et des bois : autant de symptômes d’effacement par extinction des usages.
Du regard de l’arpenteur...
Nous avons prétendu que la forme de l’organisation rurale du territoire n’est pas structurée par les concepts opératoires de points de vues et de points de fuite projectifs ni ceux esthétiques propres aux projets du peintre, de l’architecte, du paysagiste.
Par contre, le regard qu’il appelle, dans la fabrication agricole du pays, est celui du géomètre et de l’arpenteur. Le rural est un pays d’arpentage. Il se construit avec la foulée du marcheur qui mesure, qui monte, qui descend les vallons, qui longe , qui contourne les haies, les champs et les bois, qui franchi les fossés et les ruisseaux : le territoire n’est pas dans le regard, il est dans le corps.
Nul point de fuite fixé à l’infini sur une ligne théorique d’horizon mais une multitude d’horizons proches et familiers qui balisent la marche, qui se succèdent dans la foulée, qui s’ouvrent ou se ferment en plans successifs à un œil qui scrute et qui évalue l’état des terrains et des cultures. Un corps, un œil qui ne cadrent pas mais qui palpent visuellement le territoire et le temps des cycles.
C’est un regard de l’arpenteur ajusté à l’ordre d’une représentation des espaces qui opère depuis les rapports de contiguïtés fondés sur l’expérience des terrains agricoles parcourus le long de leurs limites ou de leurs traversés et dont les mouvements topographiques affectent les possibilités du travail de la terre. C’est là une vision et une représentation du territoire qui s’achève.
... A la logique industrielle.
Paradoxe et ironie, la construction de chacune des maisons individuelles passe par le préalable de l’obtention du « permis de construire ». Ce document doit tenir compte de l’aspect environnemental et paysager. Il doit indiquer les options constructives et architecturales, en terme de formes, de matériaux et de couleurs, qui doivent s’accorder à un paysage forcément déjà là mais qui en l’occurrence n’a jamais été là. Le monde industriel de la production des maisons individuelles, lui aussi, ne doit pratiquement rien à l’architecte pas plus qu’au paysagiste. En revanche, il doit beaucoup à l’idée que les producteurs d’architectures industrielles et leurs chargés de marketing en communication se font de l’architecture et du paysage rural : des formules stéréotypées qui se rapportent plus ou moins correctement à des territoires géographiques et des régions. Des formules de styles qui peuvent séduire par leur éclectisme toute sorte de goûts architecturaux et paysagers.
Pour le coup et en raison du coût industriel, on fabrique, là, de l’architecture et du paysage dont la ruralité est exprimée par un surcroît de signes et d’images préfabriquées qu’illustre une nomenclature publicitaire et commerciale chargé de stimuler la versatilité des effets de mode et du goût
C’est à dire une architecture et un paysage pittoresques faits de citations et de collages architecturaux glanés ici et là, recyclage d’une pseudo territorialité assortie de colonnes pseudo doriques ou toscanes sinon cannelées et de balustres de balcons, d’arcatures et de baies plein cintre qui se développent en portiques de façade, le tout rassemblé sous un toit de tuiles à deux ou quatre ou cinq pentes.
L’étrange est qu’à l’ère contemporaine de l’accomplissement du concept de paysage et de sa manifestation concrète et métaphorique dans de nombreux domaines de l’activité intellectuelle, artistique, pratique et touristique, sa mise en œuvre, ici, soit à ce point incohérente.
Incohérente et indigne par rapport à une intelligence et une pratique antérieures dont on pensait qu’elles procédaient d’une pensée paysagère alors qu’elles fabriquaient, dans les conditions historiques et politiques qui étaient les leurs, les possibilités d’une organisation spatiale des territoires sans concevoir que ce puisse être, à priori, un paysage. Un paradoxe et une ironie de la pensée et de l’action qui produit une forme absurde de main basse sur le rural.