04/01/2011
Vient de paraître dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !". Janvier 2011

Révolution de palais. Les expériences émotionnelles entre mythe, marketing et réalité (interview originale)

lepost.fr

De la gastronomie, on sait qu’elle n’a eu de cesse, au fil de sa longue histoire, de sublimer les saveurs pour mieux ravir les papilles. Mais que peut-on dire d’une cuisine dont la démarche serait non plus la quête du goût au sens strict du terme, mais l’émotion. En d’autres termes : une gastronomie émotionnelle.
Pure fiction ? Pas tout à fait. Car depuis quelques temps se multiplient çà et là les expériences culinaires qui cherchent à bousculer les codes habituels de la gastronomie pour mieux chambouler les mangeurs, émoustiller leurs sens... les "émouvoir"...
Une révolution de palais qu’interrogaient, en novembre 2010, Lucie Gillot, de la Mission Agrobiosciences, et son invité le chef cuisinier Gérard Garrigues, à l’occasion de l’émission de "Ça ne mange pas de pain !" : "Traitements de saveurs : le goût des aliments".

Révolution de palais. Les expériences émotionnelles entre mythe, marketing et réalité
Séquence "Sur le pouce" de l’émission de novembre 2010 de "ça ne mange pas de pain !"

L. Gillot. Vivre une expérience exceptionnelle et insolite... C’est là, de nos jours, la promesse faite par la cuisine dans ce que l’on peut lire et entendre ça et là. Car désormais, il n’est plus seulement question, dans les restaurants, de bien manger, mais de faire une expérience sensorielle, émotionnelle unique. Que l’on songe aux établissements qui vous convient à dîner les yeux bandés ou encore à ceux qui utilisent les dernières technologies pour mettre les sens sans dessus dessous, à l’image de cet œuf sur le plat qui n’a d’œuf que l’aspect, le jaune étant un coulis de mangue tandis que le blanc est réalisé à base de lait de coco gélifié. Dernière expérience en date dans le sud-ouest : la création d’une glace «  ni bonne ni mauvaise mais évocatrice d’un moment historique ».
De cette glace dite émotionnelle aux dîners à l’aveugle, ces expériences insolites ont toutes un point commun : celle de penser le goût comme l’un des sens apte à nous émoustiller, nous bousculer, chambouler un temps notre perception du monde. Est-ce possible ? Et quel sens attribuer à cette nouvelle tendance culinaire ? Pour y voir plus clair, nous avons convié un chef cuisinier que vous connaissez bien pour l’avoir déjà entendu dans cette émission : Gérard Garrigues, chef du Moaï.

Gérard Garrigues bonjour. Cette démarche est axée sur le goût et pense la cuisine comme un acte émotionnelle. Mais la cuisine n’est-elle pas émotionnelle par essence ?
G. Garrigues. La cuisine est avant tout sensorielle car l’acte de manger mobilise tous les sens et chacun d’eux a son importance. Lorsque l’on vous présente un plat, ce sont en premier lieu la vue et l’odorat qui sont mobilisés, deux sens qui ont leur importance puisqu’ils peuvent nous conduire, en cas d’aspect peu ragoûtant ou de parfum désagréable, à délaisser un aliment. Ensuite, une fois en bouche, la saveur comme le toucher vont être sollicités. Enfin n’oublions pas l’ouïe qui intervient dans la perception des aliments craquants ou croquants. On le voit, manger est avant tout un acte sensoriel.
Reste à savoir si la cuisine est un acte émotionnel. Il y a selon moi plusieurs acceptations du terme. Comme l’a montré l’une des invitées de cette émission, Claire Sulmont-Rossé, certains sens, tout particulièrement l’odorat, peuvent provoquer une émotion parfois vive d’attraction ou de dégoût. De même, l’acte de manger provoque biologiquement un sentiment de plaisir, la faim étant désagréable contrairement à la satiété. Dans cette perspective, l’acte de manger devient, d’un point de vue strictement biologique, émotionnel. Cela étant dit, il existe selon moi une autre manière d’entendre ce terme, en se plaçant non plus du point de vue du mangeur mais du cuisinier. Faire la cuisine n’est pas chose anodine : il s’agit d’un acte humain qui peut être pensé comme un acte d’amour. C’est en ce sens que je qualifie la cuisine "d’émotionnelle".

Susciter une émotion n’est pas chose aisée... Comment dès lors, appréhender cette tendance culinaire ? Ne s’agit-il pas finalement d’un concept marketing très en vogue ?
Tout d’abord, il y a - je crois - un élément à prendre en compte au regard de l’histoire de la cuisine et des cuisiniers : l’apparition des restaurants. Contrairement à ce que l’on croit, celle-ci est relativement récente et date du XIX siècle. Or selon moi, elle a changé la finalité de l’acte culinaire, les plats n’étant plus pensés pour être offerts au maître de maison et ses éventuels convives mais servis – vendus donc – à des clients. On ne peut le nier : la logique commerciale existe et peut avoir des effets pernicieux dans la mesure où le cuisiner doit désormais plaire à celui qui le juge : le client.
Dans cette perspective, on peut dire que les mangeurs modernes sont plus sensibles qu’auparavant à la présentation de leur assiette, au design de la vaisselle, à la décoration du restaurant etc. Il y a donc une nouvelle exigence à prendre en compte. Dès lors, il est vrai que certains cuisiniers mettent peut-être un peu trop l’accent sur le concept du restaurant, le contenant – l’esthétisme, l’allure du plat - plutôt que le contenu – le mélange des saveurs, la qualité des produits -, histoire d’épater le mangeur. Il m’est ainsi déjà arrivé, en tant que client d’un restaurant, de voir arriver un plat à l’apparence très prometteuse, très travaillé visuellement selon les dernières nouveautés et technologies, mais qui, une fois en bouche, ne s’est pas révélé aussi explosif que le visuel le laissait supposer. Peut-on pour autant affirmer qu’il s’agit là d’une tendance générale ? Il y a tout de même un pas.

B. Sylvander : Vous soulignez un point qui me semble important dans le rapport entre le cuisinier et les mangeurs, c’est la question de l’étonnement. Et à ce titre, je me souviens avoir goûté dans votre restaurant une association de saveurs improbables : les coquilles Saint-Jacques et la moelle osseuse.
Effectivement : faire la cuisine, c’est associer des saveurs. Voilà pourquoi les cuisiniers parlent souvent de construction d’un plat. Pour la petite histoire, cette association est née d’une envie, comme vous le soulignez, d’épater des mangeurs. Dans le cas présent, je devais aller à Toulouse et cuisiner un mets pour la confrérie de la jubilation, l’une des plus anciennes associations gastronomiques de France. Evidemment, je souhaitais leur faire déguster un mets qu’ils n’avaient jamais goûté : une totale nouveauté. Cela faisait plusieurs jours que je me demandais ce je pourrais bien faire pour les épater, lorsqu’un matin, en arrivant en cuisine, je vois ces deux denrées : des noix de Saint-Jacques et de la moelle osseuse. Déclic : je remarque que toutes deux ont la même forme cylindrique. L’idée me vient de les associer. Moelle et Saint-Jacques sont aussitôt superposées l’une sur l’autre et rôties. Avec son goût caractéristique de noisette, la saveur de la moelle se mêle subtilement à celle de la Saint-Jacques qui rappelle l’amande. Si cette association me séduit et nonobstant le fait qu’elle me fait peut-être plaisir parce que j’en suis l’inventeur, je décide de leur servir ce plat, agrémenté d’une petite vinaigrette pour que l’ensemble explose en bouche.
On peut donc surprendre avec des choses simples, des denrées bien réelles, sans avoir recours à de multiples artifices. Certes, toutes les associations que l’on imagine ne sont pas concluantes. Mais à mon sens, la cuisine que vous proposez doit être le reflet de votre personnalité. Elle doit être différente d’un cuisinier à l’autre, d’une carte à l’autre. Il y a des mets, à l’instar de celui-ci, impossibles à reproduire car ils sont intimement liés au cuisinier qui les a créés. Par exemple, vous ne trouvez nul part ailleurs ce duo de Saint-Jacques et de moelle. On peut supposer que je suis le seul à l’apprécier – permettez-moi d’en douter vu le nombre de personnes qui l’ont mangé - ou qu’il est bien trop personnel pour être servi dans un autre établissement.

L. Gillot. Vous évoquez l’importance de se différencier de ses pairs. Cette tendance à la conceptualisation voire la spectacularisation de la cuisine n’est-elle pas le signe d’une certaine difficulté à ré-inventer celle-ci ? Serions-nous arrivés au terme de l’épopée de la grande gastronomie française comme certains le prétendent ?
Je crois qu’il faut savoir, à un moment donné, replacer les choses dans leur contexte historique. En la matière, la longue histoire de la gastronomie française est jalonnée de ruptures et autres bouleversements. Permettez-moi de faire ici un bref rappel. La gastronomie du Moyen-Age se basait sur l’utilisation d’épices et de verjus, c’est-à-dire de jus acides. Cette cuisine a été mise aux oubliettes avec la découverte du Nouveau Monde et l’introduction de nouvelles denrées – chocolat, tomate, maïs, pomme de terre – qui ont profondément bouleversé le paysage de la gastronomie. Ensuite, sous Louis XIV, de nouvelles préparations ont fait leur apparition, par exemple la fameuse crème chantilly ou encore la sauce Béchamel. Jusqu’alors, les cuisiniers officiaient pour les grandes tables royales ; suite à la Révolution française et à la chute de la Monarchie, ils se sont mis au service des bourgeois. Le XIX siècle se caractérise ainsi par la volonté des bourgeois de manger comme les rois. La cuisine s’est enrichie en beurre, en crème. Ce fut également l’époque de l’ouverture des premiers restaurants et l’apparition des grands chefs cuisiniers. Cette cuisine bourgeoise, riche et sophistiquée, a marqué de son empreinte la gastronomie française. Voilà l’héritage qui est le nôtre et dont il est aujourd’hui difficile de s’affranchir. Dans les années 1970-1980, une première rupture s’est fait jour avec l’émergence de ce que l’on a appelé la nouvelle cuisine, plus légère, plus proche et respectueuse du produit, portée par les chefs que l’on connaît : Michel Guérard, Paul Bocuse ou encore les frères Troisgros.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il semble que nous n’avons pas encore réussi à nous libérer du poids de cet héritage. C’est du moins ce qu’avancent nombre de chefs étrangers, qui se sont positionnés comme les fers de lance d’une cuisine plus innovante, basée sur l’utilisation de nouveaux produits et des nouvelles techniques comme la cuisine moléculaire. Il est clair qu’en Italie ou en Espagne, il y a d’excellents produits et un héritage gastronomique certain. Mais le degré de sophistication de ces cuisines n’ayant jamais atteint celui de la gastronomie française, l’héritage est moins lourd à porter, ce qui facilite, d’une certaine manière, la création ou la capacité de s’affranchir des codes existants. En France, l’émergence comme la reconnaissance de ce mouvement ont été perçus, pourrait-on dire, comme la fin de l’hégémonie de la gastronomie française : elle était (nous étions en tant que chefs) "dépassée". D’où, probablement, la tendance actuelle à survaloriser ici les techniques et les démarches qui ont fait "recette" ailleurs, à l’instar du travail du chef catalan Ferran Adrià. La gastronomie française est en pleine évolution, comme il en a toujours été au fil de sa longue histoire. Ce que j’espère, c’est que la conceptualisation de celle-ci ne laisse pas sur le bord du chemin, l’élément qui a toujours été au central dans notre cuisine : le plaisir. Autrement dit que les chefs ne deviennent pas des « intellectuels de la cuisine » mais restent des artisans de bouche, au sens le plus noble du terme : celui qui est maître dans l’art de jouer et d’associer les saveurs, pour notre plus grand plaisir.

Interview réalisée en novembre 2010 dans le cadre de l’émission radiophonique "Ça ne mange pas de pain !" : "Traitement de saveurs. Le goût des aliments".

Dans le cadre de l’émission ""Traitement de saveurs. Le goût des aliments", on peut lire également sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement)  :

De ou avec Gérard Garrigues, on peut lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :

"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....

A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.

Avec Gérard Garrigues, cuisinier, chef du Moaï.

Accéder à toutes les Publications : Alimentation et Société et Cancers et alimentation. Des conférences-débats, tables rondes, points de vue et analyses afin de mieux cerner les problématiques sociétales liées au devenir de l’alimentation. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

Accéder à toutes les publications « l’Alimentation en question dans "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement "Le Plateau du J’Go"). Les actes de l’émission de la Mission Agrobiosciences sur l’actualité de Alimentation-Société diffusée sur Radio Mon Païs (90.1), les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. Revues de presse et des livres, interviews et tables rondes avec des économistes, des agronomes, des toxicologues, des historiens... mais aussi des producteurs et des cuisiniers. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Accéder à tous les Entretiens et Publications : "OGM et Progrès en Débat" Des points de vue transdisciplinaires... pour contribuer au débat démocratique. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

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