Aujourd’hui, être agriculteur paraît donc fort compliqué. C’est être écartelé entre une pluralité de discours, de représentations, de moyens contradictoires. Pour en parler, nous avons invité l’un d’entre eux, Jean-Jacques Delmas. Avec son épouse, dans le Gers, à Tachoires, ils gèrent une exploitation d’élevage laitier et de céréales et proposent des produits laitiers qu’ils élaborent eux-mêmes, des agneaux et de la farine, tous certifiés en bio.
Mission Agrobiosciences : Nous vous avons connu très militant et combattif en matière de défense de l’environnement et puis, depuis plusieurs années, vous êtes semble-t-il plus en retrait. Comme si vous preniez vos distances. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Jean-Jacques Delmas : Il faut pour l’expliquer que je revienne un peu en arrière. En 1967, j’étais maître d’éducation physique et pour plusieurs raisons, j’ai dû changer de métier. Je suis alors venu à l’agriculture. Là-dessus, vient Mai 68. Je rencontre à cette occasion des agriculteurs dont ceux qui, à l’époque, s’occupent de mettre sur pied la filière de l’agriculture biologique en France ce qui m’a conduit à adopter cette pratique. Les années passent et dans les années 2000, on assiste à la montée en puissance de la bio, avec des arguments issus du terrain, pour contester la culture du maïs irrigué, s’opposer à la construction du barrage de Charlas , etc. Ma femme et moi nous sommes engagés dans plusieurs organisations environnementales où nous entendions d’un côté les discours des Associations de producteurs écologiques, mais aussi ceux de la FNSEA. Peu à peu, je me suis rendu compte qu’il y avait des contradictions de part et d’autre. Je laisse de côté celles de l’agriculture conventionnelle pour me cantonner à celles de l’agriculture biologique.
Car à partir des années 2006-2007, sont sortis au niveau national plusieurs documentaires très engagés tels que « Le Monde selon Monsanto » de Marie-Monique Robin (2007), « Nos enfants nous accuseront » de Jean-Paul Jaud (2008) ou encore « Le Temps des Grâces » de Dominique Marchais (2009), ce dernier ayant eu pour moi un fort retentissement.
Or, dans ces documentaires, j’ai vu des gens qui, pour valoriser les thèmes de la bio, se sont permis d’user de pseudo-vérités, voire de mensonges.
Quelles sont ces « pseudo-vérités » ?
Concrètement, je peux citer le cas des rendements. En Midi-Pyrénées, pour les céréales bio, ils plafonnent à 25 ou 30 quintaux par hectare, contre 55 à 65 quintaux/ha pour l’agriculture conventionnelle. Moi, cela m’a d’emblée posé un problème en termes de crédibilité dès lors qu’on propose de faire passer toute l’agriculture française en bio, ou qu’on affirme que nous pouvons nourrir la population exclusivement avec les productions bio. Du coup, j’étais très gêné à l’idée de défendre ce type d’arguments, notamment lors des rencontres publiques. De fil en aiguille, je me suis retrouvé complètement en porte-à-faux avec la Confédération Paysanne, les Groupements d’Agriculture biologique, et autres instances.
Et pourtant, vous avez continué à cultiver bio !
Oui, car il faut distinguer le niveau individuel, qui permet de produire et de s’en sortir financièrement et le niveau collectif, qui peut ou non gérer l’adéquation du discours et des pratiques. Et là, je me suis aperçu justement que c’était ingérable, du moins telle qu’est pratiquée la bio aujourd’hui en France. Cela dit, peut-on pour autant continuer à produire de manière conventionnelle ? Pas plus.
Du coup, je tiens un discours entre les deux et je me suis fait des ennemis dans les deux camps… Par mesure de survie, j’ai fui. C’est la stratégie qu’a mis en évidence le professeur Laborit. ! En clair, je ne me reconnais dans aucun discours sur les modèles agricoles, qu’il soit syndical ou politique.
Que pensez-vous des documentaires, que vous avez cités au début, qui critiquent radicalement l’agriculture conventionnelle ?
Concernant le « Monde selon Monsanto », je ne connais pas bien les pressions que cette entreprise est susceptible d’exercer sur le monde agricole. Au niveau de l’agrobusiness, le recul aidant, on commence à avoir des informations plus solides sur le problème des OGM, dont le maïs Bt, en termes de rendements, d’utilisation de pesticides, de dissémination…. Disons que je reste partagé.
La réalisatrice, qui a également signé « Notre poison quotidien », a tendance à prôner l’idée que l’arrêt des pesticides, des OGM, des engrais chimiques, permet de résoudre le problème de toutes les pollutions diffuses dans l’eau et les aliments. Là encore, est-ce que c’est gérable ? Hélas non. Je dis bien : hélas.
On voit bien que l’agriculteur aujourd’hui est pris en tenaille entre deux visions finalement assez caricaturales, l’agroindustriel pollueur complice des grandes firmes, et le gentil petit paysan respectueux de la nature. Et qu’entre les deux, il y aurait des réalités plus complexes…
Cette complexité peut effectivement expliquer le décalage, en termes économiques et financiers, entre le discours collectif et le niveau individuel. Moi, je suis un peu affolé. Certes, on rencontre des gens dans ce milieu, qui ont gravi des échelons, qui assument des responsabilités syndicales et autres, et qui tiennent un discours un peu plus cohérent et un peu moins simpliste. Mais au niveau des agriculteurs sur le terrain et au jour le jour, c’est catastrophique : il y a un manque de culture générale qui les empêche de percevoir ce niveau de complexité.
Nouer des liens avec le consommateur ne permettrait-il pas de réouvrir un peu les choses ? D’autant que ce serait utile, sachant le décalage, peut-être encore plus grand, qu’il y a entre ce que vit le monde agricole et la représentation que s’en fait le reste de la société.
Pour ma part, je rencontre les consommateurs puisque je fais partie des quelques personnes qui ont créé le marché bio de Toulouse en 1980. Depuis quarante ans - car auparavant, je faisais déjà de la vente directe - , ma femme et moi travaillons avec des clients, parlons avec eux, écoutons ce qu’ils disent. Le discours du consommateur urbain lambda, même celui qui essaie d’être honnête, qui mange bio, est effectivement en décalage avec la réalité. Lui aussi a tendance à penser que l’agriculture pourrait trouver un deuxième souffle, voire des solutions définitives avec la bio. Or nous sommes condamnés à mixer les deux modèles agricoles vue l’immensité de la population urbaine. Je vois mal les AMAP régler l’approvisionnement de toute une ville.
Une question de Eva Vignères, étudiante à Sciences-Po Toulouse : Je fais partie des consommateurs qui pensaient que le bio pouvait résoudre tous les problèmes et donc être généralisé en tant que modèle, mais je me demandais s’il existait une solution alternative. J’ai entendu parler d’agriculture raisonnée, d’agriculture intégrée. Qu’est-ce que cela vaut selon vous ?
L’agriculture raisonnée, cela a été une des premières démarches, s’appuyant sur des bases scientifiques, pour régler le problème des produits phytosanitaires : elle permet d’économiser leur usage en calculant au mieux les doses à l’hectare et au moment optimum. Disons que cela économise à peu près 5% des phytosanitaires. C’est déjà pas mal. Car nous sommes condamnés à progresser par petits pas. Mais cela pourrait aller plus vite quand même, avec des démarches plus volontaristes.
Une question de Bertil Sylvander, sociologue : D’abord, j’apprécie beaucoup vos propos, car ils sont respectueux des gens. C’est-à-dire que vous ne simplifiez pas à outrance la réalité. D’ailleurs, vous avez parlé de complexité. Ce qui me conduit à dire qu’il y a en fait aujourd’hui un énorme besoin de pédagogie dans la société, envers les citoyens, envers les consommateurs, envers les producteurs. Sinon, il ne reste que les solutions simplistes et on sait où elles mènent…Qu’est-ce que vous préconiseriez pour mener à bien cette pédagogie ?
Je ne peux pas me permettre de simplifier alors que vous valorisez la complexité ! (rires dans le studio). Disons qu’il y a un mouvement assez important qui est en marche depuis une dizaine d’années, que je ne partage pas entièrement, c’est celui de la décroissance, qui pose bien les problèmes pour des consommations plus intelligentes, plus réfléchies. Quant aux agriculteurs, si vous tenez compte de leurs relations avec leurs organisations professionnelles, les coopératives, la politique qui s’en mêle, les problèmes de l’OMC… Tout nous pousse vers une globalisation que personne ne veut vraiment, mais dont personne ne peut ou ne veut se passer… En fait, au-delà de la pédagogie en direction des agriculteurs, j’ai l’impression qu’il faudrait d’abord que nous ayons des possibilités d’échanger et de s’informer. Nous avons un manque criant de débats, au sein des départements et des régions. Dans le Gers, en dehors des Controverses de Marciac, il n’y a rien du tout.
Diffusé les mardi 21 juin 2011, de 19h à 20h, et mercredi 22 juin, de 13h à 14h, sur les ondes de Radio Mon Païs - 90.1 et par le Web.
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