Un festin chez les pauvres ?
Une chronique Le Ventre du monde de Bertil Sylvander, décembre 2009
Bertil Sylvander. J’ai tout à fait conscience d’aborder un sujet délicat. Comme vous le savez, je ne raconte dans cette rubrique que des anecdotes vécues. Or en matière de précarité, sujet du jour, je dois avouer que je n’ai jamais manqué de rien. Je n’ai jamais connu la hantise de ne pas manger ou que, celle, peut-être pire, de ne pas savoir quoi donner à mes enfants. Ou encore d’avoir des repas déséquilibrés et de ne même pas s’en rendre compte (dans les milieux aisés, on peut manger des chips et du coca, des gaufres à la chantilly au cognac, mais on a au moins la bonne conscience d’avoir mauvaise conscience). L’histoire que je vais vous raconter montre qu’en matière de précarité, il ne faut pas se fier aux apparences.
J’ai été invité, dans les années 1970, par un ami algérien, à venir lui rendre visite dans le Gourara, région du Sahara algérien occidental. A Timimoun, sa maison est construite en torchis d’argile rouge. Le sol est de sable fin et le toit de troncs et de feuilles de palmiers tressées. Le matin, son aîné vient me réveiller avec une soupe marocaine (la H’rira. N’essayez pas de le dire, c’est très difficile). Le soir, invariablement, couscous toujours varié, accompagné de thé à la menthe, dans la pièce principale, sur une natte à même le sable, faiblement éclairés par une lampe à pétrole. Pas de précarité ici : on fait bombance chaque soir.
Un matin, Slimane me dit : « aujourd’hui, nous allons voir un ami, qui habite dans l’erg ». Nous montons dans la Land Rover et nous roulons toute la journée, d’abord sur la piste caillouteuse puis, vers le soir, carrément dans le sable. Et nous arrivons à Charouine, petit Ksar perdu dans les dunes. Vision féerique. Mais je déchante assez vite, car le village est pauvre et la maison de Kamel misérable. Aux alentours, de nombreux enfants maigres et morveux sont debout, immobiles, et nous regardent débarquer de la voiture. Ils ne chassent même pas les mouches de leurs yeux.
Je comprends que Slimane a une affaire à traiter. Après les salutations (qui durent assez longtemps) et le thé à la menthe, ils parlent interminablement. Puis Slimane se tourne vers moi et me dit : « Kamel nous invite à dîner ; il n’y aura pas grand-chose, mais il y tient », ajoute-t-il comme pour s’excuser. Et précise qu’en prévision de notre visite, la famille est allée faire un peu de cueillette dans les dunes, pour agrémenter le couscous. Effectivement, en arrivant, je n’ai pas vu de jardins comme à Timimoun et ils doivent réserver la viande de mouton aux grandes fêtes. Ils font de la cueillette pour vivre, pensais-je. Et Slimane me parle d’un petit truc rond qu’on trouve dans le sable, dont il ne connaît pas le nom en français. Intrigué, je ne peux qu’attendre.
Au bout d’un long moment, nous sommes invités à nous asseoir sur une natte et voici qu’arrive le plat. De la graine… que de la graine, et des cuillères disposées en étoile. Et au milieu, trois boules blanches. C’est tout. Nous commençons le repas et Kamel, avec ravissement, pousse vers moi l’une d’entre elles. Je la partage avec ma cuillère, j’en mange prudemment un petit morceau et je reconnais… le goût délicieux de la truffe !
J’ai donc été invité à déguster un « couscous au terfess », truffe du désert parfumée, onctueuse et ferme, à la saveur inimitable, parfaitement adaptée au goût un peu rêche de la graine d’orge. Oui, d’une certaine manière, un vrai festin. Je me retrouve dans un des endroits les plus pauvres d’Algérie, et je mange comme un roi.
Je ne dis pas que les habitants de Charouine mangent comme ça tous les jours et je sais pertinemment que les enfants sont mal nourris. Mais le choc est quand même de taille. Je ne sais pas bien quelle conclusion en tirer, mais il y en a certainement une.
Chronique "Le Ventre du monde" de Bertil Sylvander. Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" de décembre 2009 Fêtes de fin d’année. Manger, c’est pas cadeau.
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Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Alimentation et précarité. Qui va faire ceinture ?. Entretien avec Caroline Rio, diététicienne, Cerin (Centre de recherche et d’information nutritionnelles). Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" de décembre 2009 Fêtes de fin d’année. Manger, c’est pas cadeau.
- Malnutrition dans le monde : un mal aux multiples facettes. Par Yves Martin-Prével, épidémiologiste et nutritionniste, Institut de recherche pour le développement (IRD). Dans le cadre des Controverses de Marciac "L’Europe et le Monde, de crises en déprises.... L’alimentation à couteaux tirés" . Août 2010
- Un siècle de lutte conte la faim dans le monde. Alertes, révoltes, désillusions et doutes. (re)Lecture d’ouvrages sur la question de la faim dans le monde par Jean-Claude Flamant, président de la Mission Agrobiosciences. Avril 2009
- Accroissement de la précarité en France et en Europe : quand la pauvreté fait campagne. Revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 22 janvier 2010.
(1). Image. Truffe du désert ou terfess. www.truffe-passion.fr
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.