"Nourritures spatiales : chéri, ils ont satellisé mon assiette !"
Chronique Sur le Pouce de l’émission de « Ça ne mange pas de pain ! », Demain, tous techno-phages ?
L. Gillot : De tout temps, la guerre et les épopées militaires ont stimulé l’innovation technologique, dans des domaines aussi divers que la communication - Internet a été créé par l’armée américaine - que l’alimentation. Un thème que nous avions d’ailleurs précédemment évoqué lors d’une émission consacrée aux industries agroalimentaires. Dans cette perspective, on peut se demander si, à l’instar des conquêtes militaires, les conquêtes spatiales ont elles aussi généré ou stimulé certaines innovations technologiques. Dans ce milieu spécifique qu’est l’espace, qui possède ses propres lois physiques, est-il possible de se nourrir de la même manière que sur Terre ? Quelles sont les contraintes à respecter ? Et le respect de ces contraintes stimule-t-il l’innovation ? Des questions qui se posent d’autant plus que, désormais, ce n’est plus le sol de la Lune mais celui de Mars que les spationautes projettent de fouler.
Retour sur les nourritures spatiales avec Alain Maillet, responsable d’expériences menées en physiologie au CADMOS, le Centre d’aide au développement des activités en micro-pesanteur et des opérations spatiales, une structure du CNES, le Centre national d’études spatiales.
Alain Maillet bonjour et merci d’avoir accepté cette invitation. Depuis les premiers vols habités dans la station Mir, dans les années 80, aux longs séjours dans l’ISS, la station spatiale internationale, l’alimentation dans l’espace a-t-elle changé ?
A. Maillet : On peut effectivement dire que l’alimentation dans l’espace a changé. Au début de cette aventure humaine, nous avions encore, d’un point de vue physiologique, plusieurs incertitudes. On ne savait pas comment l’organisme allait réagir à la situation d’impesanteur. Bref, nous étions un peu dans l’inconnu. Lors des premiers vols habités, dont les durées étaient courtes, quelques heures à plusieurs jours, l’alimentation des spationautes était essentiellement composée de pâtes alimentaires - des gelées - conditionnées dans des tubes, une façon de s’alimenter à la fois pratique et facile à assimiler. Le film Apollo 13 retrace d’ailleurs de manière très juste la réalité alimentaire de l’époque. Désormais, l’alimentation est plus diversifiée et nous tentons de faire en sorte qu’elle soit la plus proche possible de celle que l’on consomme sur Terre. D’une part, les ravitaillements périodiques de la station, en moyenne tous les mois, permettent d’apporter à bord des produits frais, notamment des fruits. Pour le reste, la nourriture se présente sous forme d’aliments déshydratés ou de conserves.
Certains plats sont même préparés par le groupe "Alain Ducasse Formation et Conseil (ADFC)". Pouvez-nous nous en dire deux mots ?
Il s’agit d’un projet initié par le CNES en 2004, qui fait suite à un projet identique débuté en 1996 par le CNES avec le lycée hôtelier de Souillac et le professeur de cuisine Richard Filippi. L’objectif était alors de permettre aux spationautes français qui séjournaient à bord de MIR de déguster de "bons petits plats", de retrouver là-haut, les saveurs d’ici. Ce projet a été repris par le CNES et développé avec Alain Ducasse Formation et Conseil (ADFC), qui propose aujourd’hui une quinzaine de plats, conditionnés sous forme de conserve et consommés pour fêter un événement tel qu’un anniversaire ou une sortie extra-véhiculaire. Ces préparations permettent de rompre avec le quotidien.
On voit que l’alimentation dans l’espace tend à ressembler de plus en plus à ce que nous mangeons sur Terre. Mais l’espace reste un milieu extrême. Quelles sont les contraintes que vous devez respecter ?
Notre principale contrainte est l’équilibre alimentaire car il faut fournir aux astronautes un apport énergétique qui couvre leurs dépenses journalières. Concrètement, l’apport est équivalent à celui recommandé sur Terre - 2200 à 2400 kilocalories par jour pour une personne de 70kg. Mais il peut atteindre des sommets - 7000 kilocalories, notamment en cas de sortie extra-véhiculaire. Au-delà de l’apport énergétique, on veille également à ce que l’apport en glucides (sucre et féculents), en lipides (graisses), en protéines, comme en minéraux soit bien équilibré pour éviter toute carence. Il faut en effet savoir que le métabolisme est sensiblement modifié dans l’espace et qu’un déséquilibre peut très vite entraîner des modifications qui restent néanmoins réversibles après le retour sur Terre. Par exemple, on a observé que, au cours des vols longue durée, la masse osseuse diminuait fortement, du fait d’une modification du métabolisme du tissu osseux qui a tendance à "dégrader" plus d’os qu’il n’en fabrique.
Ensuite, il existe d’autres contraintes à respecter. Du point de vue de la sécurité sanitaire, la nourriture doit être complètement stérile, c’est-à-dire qu’elle ne doit véhiculer aucun contaminant - bactérie, moisissure - d’une part pour ne pas rendre malade les spationautes et d’autre part, pour éviter l’implantation de moisissures dans la station elle-même. Avec un degré d’humidité relativement élevé, la station représente en effet le lieu de vie rêvé pour certains champignons... Enfin, cette nourriture ne doit être ni trop sèche, ni trop humide. Dans le cas contraire, elle deviendrait elle-même un contaminant pour la station. Par exemple, des miettes constituent un danger dans l’espace car, du fait de l’impesanteur, elles peuvent être inhalées par les spationautes ou encore boucher les filtres.
S. Berthier : Vous parlez des modifications physiologiques induites. Peut-être faut-il préciser que, en impesanteur, le sang remonte dans la partie supérieure du corps.
Ce phénomène est observé au début du vol spatial. Car, suite à ce mouvement des fluides, l’organisme va réagir pour diminuer l’accumulation de sang dans la partie haute du corps. Il lui faut 48h à 72h pour s’adapter et revenir à une situation d’équilibre. Reste que le problème se présente également lors du retour sur Terre, où le phénomène inverse se produit. Le sang "retombe dans les chaussettes", si je peux m’exprimer ainsi, ce qui génère un certain nombre de problèmes tels qu’une intolérance à l’orthostatisme, c’est-à-dire une difficulté de se maintenir en position debout.
L. Gillot : Cette remontée des fluides a également d’autres conséquences : la perception du goût des aliments se trouve elle aussi modifiée.
Nous rejoignons ici la discussion que nous avons eu avec Thierry Talou sur les odeurs. Deux aspects sont à distinguer. D’un côté, la station étant un milieu confiné, nous essayons d’atténuer voire de supprimer toutes les odeurs des objets envoyés dans l’espace. Ceci n’est pas toujours chose facile car certains objets - je pense par exemple aux stylos marqueurs - ont une odeur bien marquée. De l’autre, l’engorgement des liquides dans la partie haute du corps engendre une moindre perception du goût des aliments. Or ce dernier est en partie lié à leur odeur. Nous tentons donc, notamment dans les menus que nous élaborons avec ADFC, de renforcer les odeurs et les saveurs des plats.
Mais ceux-ci sont conçus et testés sur la terre ferme. Comment imaginer, dès lors, le goût qu’ils auront dans l’espace ?
Chaque plat nouvellement conçu est soumis à un test de dégustation, certes réalisé sur Terre, mais auquel participent des astronautes qui ont déjà volé. Comme ils ont une connaissance des perceptions induites par l’impesanteur, ils sont à même de juger de la qualité gustative des plats. En outre, puisque ces préparations leur sont destinées, il est préférable qu’ils participent de près à leur élaboration.
Les nourritures spatiales, même si elles ressemblent à ce que l’on mange sur Terre, sont néanmoins spécifiques quant aux contraintes à respecter. La mise au point de ces plats a-t-elle été un moteur d’innovation technologique ?
Nous utilisons des procédés - conserve, déshydratation - couramment présents dans l’industrie agroalimentaire. Jusqu’à aujourd’hui, on ne peut pas affirmer que le fait de se nourrir dans l’espace ait stimulé l’innovation technologique. Reste que nous avons d’autres challenges à l’heure actuelle : ce n’est plus le sol de la Lune mais celui de Mars que l’on projette de fouler. Or ce type d’expédition soulève de nouvelles questions. Il faut un temps considérable pour rejoindre Mars, ce qui implique un stock conséquent de nourriture et d’eau pour satisfaire les besoins de l’équipage. D’où l’idée non plus d’emporter des denrées mais de cultiver directement certains végétaux apportés sous forme de graines dans la station. Cela implique que les denrées choisies intègrent un certain nombre de critères. Elles doivent être facile à produire, à recycler ou encore à stocker. En outre, pour éviter une certaine forme de lassitude gustative, elles doivent pouvoir être cuisinées de différentes manières et représenter au moins 40% des ingrédients des recettes. Pour évaluer l’impact de la lassitude, nous avons réalisé en 2005, auprès de plusieurs volontaires, une expérience d’alitement (1) au MEDES (Clinique Spatiale), à Toulouse, en collaboration avec le CNES et l’Agence spatiale européenne. Les volontaires ont pu goûter et évaluer une fois par semaine ces menus qui comprenaient donc un ou plusieurs des 9 aliments sélectionnés : de la laitue, du blé, de l’oignon, des pommes de terre, du soja, de la tomate, du riz, des épinards et de la spiruline (2).
B. Sylvander Dans l’espace, le géotropisme n’existe plus. Dans quelle direction germent ces plantes ?
Sur les tests réalisés à bord de la station spatiale internationale, les végétaux poussent très bien. Mais l’absence de géotropisme a pour effet que les plantes ne sont pas très droites..."
(1)L’alitement permet de simuler les effets de la micro-apensanteur
(2)La spiruline est une algue, riche en protéines et en fer, souvent utilisée comme complément alimentaire.
Chronique Sur le Pouce. Emission spéciale de « Ça ne mange pas de pain ! » de janvier 2009 : "Demain, tous techno-phages ?"
TELECHARGER L’INTEGRALE DE "ÇA NE MANGE PAS DE PAIN !" : DEMAIN, TOUS TECHNOPHAGES ?
Retrouver les autres chroniques et interviews de cette émission :
- Alimentation et Société : Des nanos à toutes les sauces... ?, interview "Les pieds dans le plat" d’Armand Lattes, président de la Fédération Française pour les sciences de la Chimie , par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences
- Thierry Talou, l’homme qui flaire le futur, interview de Thierry Talou, responsable du Groupe Arômes et métrologie sensorielle, Laboratoire de Chimie Agro - industrielle de l’Ensiacet. Par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences
- Alimentation et Société. SF : à la table des matières, Une chronique "A emporter" avec l’interview de Jean-Claude Dunyach, écrivain et ingénieur, par Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- "Les industries agroalimentaires, mais qu’est-ce qu’elles fabriquent ?". L’Intégrale (PDF) de l’émission de "Ça ne mange pas de pain" d’octobre 2008. Au menu : les procédés et innovations qui ont dopé les IAA ; alicaments et cosmetofood : limites sanitaires et réglementaires ; éclairage sur la polémique concernant la Stevia, un edulcorant naturel...
- "Que mangerons-nous en 2050 ?". L’Intégrale (PDF) de l’émission de "Ça ne mange pas de pain" de décembre 2007. Economiste, généticien, anthropologue, prospectiviste, essayiste et politique imaginent la nourriture et les pratiques alimentaires de demain...
- La naissance du goût, l’intégrale de la conférence de Nathalie Rigal,psychologue et chercheur (PDF)
- Les odeurs peuvent-elles modifier notre comportement ?, le cahier de l’Université des Lycéens avec Mickaël Moisseeff, docteur en biotechnologie et Myriam Richard, chef de projet en analyse sensorielle (PDF).