13/06/2008
Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain" de mars 2008
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Modèles , Obésité , Santé

Comment les français résistent-ils à l’obésité ? (article original)

(1)

Comment les Français mais aussi les Américains, les Italiens, les Anglais, les Allemands ou les Suisses gèrent-ils leurs rapports à l’alimentation ? Quelles sont leurs représentations de l’alimentation, du corps, de la santé ? Pourquoi compte-t-on cinq fois moins d’obèses en France qu’aux Etats-Unis ? Voici quelques unes des questions que Sylvie Berhier, de la Mission Agrobiosciences a posé à Estelle Masson, maître de conférence en psychologie sociale à l’Université de Brest, dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain" de mars 2008, spéciale "Les malheurs des mangeurs : consommateur ou citoyen, faut-il choisir ?".
Estelle Masson y retrace les points clé d’une étude comparative menée à l’initiative de l’OCHA, l’Observatoire Cniel des habitudes alimentaires, sur les modèles alimentaires de mangeurs européens mais aussi américains.
Où l’on comprend notamment que le terme "manger" recouvre des perceptions et des réalités bien différentes ou encore que les dimensions de partage et de commensalité du repas apparaissent comme un facteur limitant l’obésité.
Une interview suivie d’une table ronde avec les chroniqueurs de "Ça ne mange pas de pain".

Comment les Français résistent-ils à l’obésité ?
L’interview d’Estelle Masson par Sylvie Berthier

S. Berthier : Comment les Français mais aussi les Américains, les Italiens, les Anglais, les Allemands ou les Suisses gèrent-ils leurs rapports à l’alimentation ? Quelles sont leurs représentations de l’alimentation, du corps, de la santé ?
Qu’on se le dise, il existe une véritable fracture entre les pays anglo-saxons et les Européens. De quelle nature est-elle ? Et peut-elle expliquer, en partie, pourquoi on compte cinq fois moins d’obèses en France qu’aux Etats-Unis ?
L’enquête comparative internationale, menée notamment à l’initiative de Maggy Bieulac de l’Ocha, l’Observatoire Cniel des habitudes alimentaires, qui a été réalisée auprès de 7 000 personnes, des Américains, des Français, des Italiens, des Suisses, des Anglais, des Allemands, nous apporte des éclairages et des réponses rassemblés dans un livre qui vient de paraître chez Odile Jacob « Manger. Français, Européens et Américains face à l’alimentation »(1). Les co-auteurs de cet ouvrage sont le sociologue Claude Fischler et Estelle Masson, maître de conférences en psychologie sociale à l’Université de Brest, qui est notre invitée.

Estelle, quels étaient les intentions, les hypothèses et les objectifs de cette immense enquête qui a porté sur 7 000 personnes ? Et pourquoi avoir écarté l’Asie et l’Afrique ?
E. Masson : A une époque où l’on parle d’uniformisation des pratiques alimentaires, de macdonalisation des mœurs, nous avons voulu faire, d’une part, le point de ce qu’il en était réellement.
D’autre part, depuis une vingtaine d’années, on nous prédit qu’en France il y aurait bientôt autant d’obèses qu’aux Etats-Unis. Effectivement, le taux d’obésité a augmenté en France, mais il reste l’un des plus bas des pays développés. Donc, nous nous sommes posé la question de savoir si on ne pourrait pas trouver, dans le rapport que chaque culture entretient à l’alimentation, des éléments de réponse à ce phénomène. Et n’y aurait-il pas dans certaines cultures, notamment la culture française, quelque chose qui opérerait un peu comme un facteur de préservation contre l’obésité.
Maintenant, pourquoi pas l’Asie et l’Afrique ? Malheureusement, parce qu’on avait déjà interrogé des personnes de six pays différents et que cela représente un travail colossal ! C’est sûr, on aurait bien aimé voir un peu plus loin. Nous avons tenté une petite expérience sur l’Inde, à titre exploratoire. Mais peut être pourrons-nous poursuivre cette enquête, plus tard, ailleurs.

Alors, avez-vous repéré des points communs dans le rapport à l’alimentation, au corps et à la santé entre ces 7000 mangeurs ?
Premier point à souligner, la question de la santé est récurrente dans tous les discours, que ce soit en Suisse, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie et aux Etats-Unis. Partout, les mangeurs apparaissent soucieux de leur santé et l’alimentation est véritablement perçue comme l’un des vecteurs importants de la santé. En d’autres termes, dans les 6 pays la majorité des répondants, croient, ou pensent savoir, que pour être en bonne santé, il faut bien manger. Mais ce que montrent aussi les résultats, c’est que les définitions du bien manger varient suivant les pays et, là encore, on observe une véritable différence entre les pays anglo-saxons et les pays du continent européen.

Alors comment se définit le bien manger chez les uns et les autres ?
C’est un des principaux résultats de notre enquête. Nous avons réussi à mettre en évidence l’existence de deux modèles du rapport à l’alimentation. En schématisant, d’un côté, on observe la prédominance d’une conception individualiste de l’alimentation ; de l’autre, une conception plus traditionnelle. Dans la conception individualiste, tout s’articule autour d’une approche nutritionnelle et se ramifie autour des questions de liberté individuelle, de choix et de responsabilité individuelle. Et, dans cette logique-là, pour bien manger, il appartient à chacun, individuellement, de faire les bons choix. Cette gestion individuelle de l’alimentation va souvent s’accompagner d’une culpabilité, parce que contrôler son alimentation au quotidien est perçu comme un travail relativement ardu, les dérives sont si faciles et rares sont les individus qui déclarent parvenir à toujours se contraindre à faire les bons choix.

On est, là, sur le modèle anglo-saxon...
Oui et notamment celui des Américains. Pour eux, bien manger c’est se procurer les bons apports nutritionnels. L’approche est très diététique dans le sens où ils ne parlent pas de manger des plats mais d’incorporer des nutriments. Elle est aussi très individualiste dans le sens où il va falloir à chaque individu trouver ce qui lui convient personnellement et est adapté à son corps.

On a l’impression, qu’ils mangent sur ordonnance médicale...
Quasiment, oui ! Leur référent très fréquent est la fameuse pyramide alimentaire où il est indiqué les proportions de chaque famille d’aliments à consommer.

Du côté des Européens - on va dire des bons vivants- comment ça se passe ?
Les bons vivants, eux, vont accorder une importance beaucoup plus centrale à l’aspect collectif, convivial de l’alimentation. Et pour eux, bien manger, c’est avant tout manger avec d’autres, partager un repas donc, en quelque sorte, c’est aussi soumettre leur appétit à un certain nombre de règles collectives. Là, il n’est plus du tout question d’une approche diététique et nutritionnelle de l’alimentation, mais plutôt d’une approche culinaire. Ce qui compte, ce sont les plats, ce qui est mangé dans le cadre d’un repas. Bien manger, c’est manger de bons plats, bons à être partagés avec d’autres commensaux dans un espace-temps dévolu à cette activité. Un autre point sensible dans ce modèle traditionnel : le rapport à l’alimentation apparaît beaucoup plus serein. La notion de plaisir est très présente que ce soit le plaisir du partage ou encore le plaisir gustatif.

Mais face au discours hygiéniste et à la médicalisation envahissante de l’alimentation - on peut parler des Oméga3 et autres alicaments-, face à la stigmatisation de l’obésité et à la gestion très compliquée par les mères de leurs enfants grignotant face à la télé, face à la « pression » que l’on met aux consommateurs sur la préservation de l’environnement ou le commerce équitable... arrivons-nous quand même, les Français, à gérer cet ensemble de contraintes, à manger sans culpabiliser ? Bref, restons-nous d’incorrigibles épicuriens ?
Il est certain que les Français se soucient aussi de toutes ces questions mais sans qu’il y ait, véritablement, cette impression de culpabilité. Ils arrivent à faire une sorte de synthèse, assez amusante. Ce qu’ils désirent, ce sont des produits naturels c’est-à-dire, selon eux, cultivés de façon traditionnelle, qu’ils imaginent évidemment respectueux de l’environnement. Les bons produits sont donc à la fois bons pour l’environnement et pour leur santé. Et bons au goût.

Est-ce que, avec les nouvelles générations, que tout le monde dit être plus individualistes, votre modèle ne sera pas caduque d’ici cinq ans ? Ne vont-ils pas mettre à mal ce que vous appelez la commensalité, le partage de la nourriture autour de la table. Ou bien, finalement, vont-ils suivre le modèle de papa et maman ?
Effectivement, dans notre étude, on observe que les Français les plus jeunes de l’échantillon ont une tendance plus importante à l’individualisme. Mais est-ce un effet de génération ou est-ce un effet de cohorte ? Il est difficile d’y répondre. Car il est tout à fait possible que d’ici cinq ans, quand ils seront plus vieux, quand ils auront eux-mêmes des enfants, qu’ils se rattachent à ce modèle plus traditionnel. Ce qui est certain, et qu’on observe dans nos résultats, c’est que, comparé aux plus jeunes Américains, ils restent très attachés aux valeurs de partage.

Pouvez-vous mieux nous expliciter en quoi le fait de manger ensemble limiterait le nombre d’obèses ?
Cela est sans doute lié au fait que l’on soumet ainsi son appétit aux règles de la convivialité. Si vous mangez seul, vous êtes le libre organisateur de votre consommation alimentaire. Si vous mangez ensemble, vos appétits sont déjà nécessairement soumis à des horaires, puisque pour manger ensemble il faut que tout le monde mange à la même heure. On constate d’ailleurs en France, que pour le repas du midi, plus de 50% des Français se mettent à table à la même heure et remplissent donc une conditionnelle essentielle pour partager ce moment. Tout cela contribue à endiguer l’alimentation vagabonde et aussi fixe des règles, des jalons aux consommations. Lorsque l’on mange ensemble, les contenus sont , dans une certaine mesure, prédéfinis. En France, comment mange-t-on ? Pour les Français manger, signifie avant tout faire un repas, et traditionnellement, un repas comprend une entrée, un plat, du fromage et/ou un dessert. Si vous retraduisez ces séquences du repas en aliments, vous obtenez globalement une ration qui contiendra des crudités, une viande ou un poisson accompagné de légumes et/ou de féculents, un laitage ou des fruits... bref une ration qui somme toute est plutôt diététiquement correcte, qui l’est tout au moins dans le sens où les apports nutritionnels sont diversifiés. Il arrive fréquemment que la structure interne du repas soit simplifiée ; on se limitera à un plat et un dessert, ou à une entrée et un plat, parfois même juste à un plat... Mais quoiqu’il en soit, implicitement et collectivement nous partageons une idée de ce qu’est un repas en terme de contenu. La culture culinaire que nous partageons fait que nous nous attendons à trouver certains contenus plutôt que d’autres, et en même temps elle les prescrit... En partageant nos repas avec des commensaux, nous soumettons aussi le contenu de nos assiettes à leur jugement. Ils sont les témoins de ce que nous incorporons et peuvent même à l’occasion s’avérer les senseurs de ce que nous incorporons. Les autres exercent, de par leur seule présence, un contrôle social sur le contenu de nos prises, ou pour le dire autrement, en présence des autres, l’individu semble avoir plus tendance à s’autocontrôler. Bref, en présence d’autrui, on ne mange pas n’importe quoi.

Quels enseignements tirez-vous de cette formidable étude pour l’action publique. Parce que vous dites : impasse de l’éducation nutritionnelle, impasse du discours médical, impossible maîtrise... quelles sont donc pour vous les pistes d’action pour endiguer l’obésité ?
Le principal enseignement que l’on peut tirer à notre étude, c’est que, sans doute, il n’y a rien à gagner à faire trop d’éducation nutritionnelle. L’éducation nutritionnelle - et la médicalisation de l’alimentation - est contre-productive car elle tend à individualiser le rapport à l’alimentation. Elle tend à obliger chaque individu, seul et souvent désemparé, à faire des choix. Elle l’oblige à se construire individuellement une alimentation qui lui soit personnellement adaptée, ce qui est pour ainsi dire impossible. A mon sens, il vaudrait mieux insister sur les dimensions conviviales de l’alimentation et l’importance du partage, de laisser à la culture jouer son rôle de guide des pratiques et de faire en sorte, aussi, que les aliments, la nourriture ne soient pas perçues comme des menaces, des dangers, mais de permettre aux individus de les ré-apprivoiser et d’être confiants.

Table ronde avec les chroniqueurs

Bertil Sylvander : En vous écoutant Estelle, on reprendrait le mot de Clémenceau : « La guerre est trop sérieuse pour être confiée à des militaires  ». On pourrait dire : « La nutrition, c’est trop sérieux pour la confier à des nutritionnistes ». Autrement dit, vous remettez la culture, les habitudes et les comportements au centre de la nutrition. En tout cas vous validez complètement cette hypothèse ce qui est très réjouissant.
E.Masson : L’idée est que les Français ne se nourrissent pas, ils mangent, en partageant un repas.

B. Sylvander : C’est ça ! On a parlé d’individualisme. Evidemment le consommateur d’aujourd’hui est individualiste, or dans son livre « "Le bon consommateur et le mauvais citoyen" », Robert Rochefort, du Credoc, dit qu’ils sont effectivement individualistes, mais fortement concernés les uns par les autres ». Est-ce que l’on pourrait leur faire dire : « Je suis individualiste, mais j’aime bien manger aussi avec d’autres gens et partager la cuisine » ?
Oui, mais c’est plus que « j’aime bien partager la cuisine ». Faire la cuisine pour quelqu’un d’autre c’est, en France, donner de soi aux autres. C’est partager de soi aux autres. La notion de communion est sous-jacente. Et ça reste très important pour les individus, du moins pour ceux que nous avons interrogés.

J. Rochefort : Estelle, lorsque vous avez abordé la typologie des choix nutritionnels entre les pays anglo-saxons et la vieille Europe, avez-vous constaté une coupure entre ceux de culture protestante et ceux de culture catholique ?
Oui, effectivement, la culture religieuse semble avoir de l’importance ! Dans nos résultats les frontières religieuses se superposent pour ainsi dire aux frontières continentales : dans leurs réponses, les Protestants témoignent souvent d’un rapport à l’alimentation nettement plus individualisé que les Catholiques. Une autre chose très intéressante apparaissant dans nos résultats est le lien entre culture et langue. La langue est porteuse d’une culture et témoigne d’un rapport à la l’alimentation particulier. L’exemple de la Suisse est particulièrement édifiant : les Suisses francophones répondent de façon très semblable aux Français, les Suisses germanophones de façon très semblable aux Allemands et les Suisses italophones ont des réponses très proches de celles des Italiens.

S. Berthier. Pour terminer, avez-vous posé des questions sur les OGM à ces différents mangeurs et qu’en pensent-ils ?
Deux questions portaient sur les OGM. L’une concernait l’utilisation des OGM dans des produits destinés à l’alimentation ; l’autre la recherche sur les OGM en général. Dans tous les pays, la majorité des répondants se sont déclarés défavorables tant aux applications alimentaires des OGM, qu’à la recherche sur les OGM. Et ceci vaut même pour les Etats-Unis, ce qui va à l’encontre des idées reçues selon les Américains seraient favorables aux OGM. Dans les réponses que nous avons recueillies, plus de 2/3 des répondants Américains affirment être opposés aux OGM dans l’alimentation."

Séquence les pieds dans le plat de "Ça ne mange pas de pain" de mars 2008
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L’interview d’Estelle Masson, maître de conférence en psychologie sociale (UBO) par Sylvie Berhier, Mission Agrobiosciences

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