09/10/2009
Dans le cadre de "ça ne mange pas de pain", l’émission radiophonique de la Mission Agrobiosciences

Alimentation et société. "Les dualités du lait, entre souillure et pureté" (entretien original)

Synonyme de pureté et d’innocence, cette boisson primordiale à la blancheur immaculée "tourne" aisément du côté de l’impur. Lié au sein, au sang et au vin, il peut être sujet aux interdits. Quant au lait de vache, malgré ses qualités nutritionnelles, il cumule ces derniers temps les soupçons. Retour sur nos imaginaires avec Jean-Pierre Corbeau, chercheur et professeur de sociologie de l’alimentation à l’Université François Rabelais de Tours,
à l’occasion de l’émission radiophonique de la Mission Agrobiosciences "ça ne mange pas de pain !", Voix lactées : des débats et du lait, diffusée les mardi 20 octobre 2009 (17h-18h) et mercredi 21 (13h-14h) sur Radio Mon Païs (90.1 et par podcast). <br
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"Les dualités du lait, entre souillure et pureté"
"ça ne mange pas de pain !" d’octobre 2009

Valérie Péan : Tout concourt à faire du lait un aliment mythique, à la symbolique très positive : cette boisson des origines, premier aliment de l’homme, est perçue comme vitale, synonyme de pureté que renforce sa couleur blanche. Aliment complet « naturel », donné à boire de manière désintéressée, il est signe également d’abondance et de richesse collective. La Terre promise n’est-elle décrite comme celle où ruissellent le lait et le miel ?
Parce que le lait évoque enfin le lien physiologique avec la mère, il est lié à l’enfance, à l’innocence, à la régénérescence, mais aussi à la sensualité et au plaisir . « Toute boisson heureuse est un lait maternel » disait Bachelard.
Evidemment, une fois que l’on a dit cela, on sent poindre des retournements possibles de situation, une inversion des valeurs. Où le lait, boisson de l’enfance, induit la fragilité et la dépendance. C’est alors la « boisson des faibles » , réservée aux plus jeunes, aux malades et aux vieillards, à l’inverse du vin, destiné aux hommes, aux vrais...
De même, considérer le lait comme une sécrétion du corps la femme conduit tout droit à une série d’interdits liés à la sexualité, au tabou de l’inceste et autres prohibitions.
Quant à la blancheur même du lait, n’est-elle pas facile à corrompre, à salir et à contaminer ?
Bref, apparenté au sang et à la semence, assimilé ou opposé au vin, le lait ne cesse de « tourner ». Ambivalent à l’extrême, il est par moments prescrit comme médicament voire comme antidote, et à d’autres transformé en véritable poison, en « arme blanche » redoutable. Aujourd’hui, d’ailleurs, on lit et on entend dire que le lait de vache serait nocif pour la santé des adultes, qu’il serait bien plus sain d’en être sevré à temps...
Pour mieux comprendre cette dualité du lait, à la fois pur et impur dans l’inconscient des sociétés, nous avons invité Jean-Pierre Corbeau, sociologue.

Valérie Péan : Cette dualité est-elle universelle ?
Jean-Pierre Corbeau : On la retrouve dans toutes les sociétés sous des formes diverses. Au cœur de cette dualité, il y a la notion d’un lait « dynamique », produit vivant susceptible de se transformer par la fermentation et dont l’incorporation -nécessaire dans les premiers instants de la vie représente dans le même temps une forme de plaisir (le lipidique onctueux et légèrement sucré) et une prise de risque. Ce processus de fermentation qui change la texture du lait peut renvoyer à la pureté dans certaines situations, et à l’impur dans d’autres. Il en va de même pour la dimension physiologique du lait en tant que sécrétion du corps humain, au même titre que la semence, par exemple, et qui peut donc tourner du côté de la souillure. De tous temps et dans toutes les sociétés, on retrouve ainsi des mythologies qui accompagnent les empoisonnements potentiels par le lait.

Cette ambivalence affecte tous les laits, y compris le lait de chèvre ou de brebis, où est-elle spécifique au lait de vache ?
J-P Corbeau : Il faut plutôt différencier d’une part le lait maternel, d’autre part le lait des petits animaux qui se substituent aux mères absentes, comme la louve romaine ou la chèvre, qui peuvent faire certes l’objet d’interdits, mais beaucoup moins que le lait de vache, effectivement. Personnellement, je pense que la taille de cette dernière est à prendre en considération : c’est un animal à la taille imposante qu’on ne comprend pas très bien, alors que la chèvre est plus de l’ordre du domestique et est moins éloignée des dimensions du corps de la femme.

Quels sont les principaux interdits qui pèsent sur le lait et à quoi sont-ils liés ?
J-P. Corbeau : Il y a selon moi trois grands types d’interdits. Le premier concerne le lait maternel, donc l’allaitement et le sein. Or ce dernier est tantôt considéré comme le sein nourricier, tantôt comme le sein érotique. Dans des sociétés plus ou moins puritaines, des interdits peuvent donc s’appliquer au lait. D’où par exemple, dans la France du 18 et du 19ème siècles, la pratique bourgeoise de confier l’enfant à une nourrice : il s’agit là d’une répartition des tâches, la femme d’un côté, la mère de l’autre.
Ensuite, concernant les laits en général, maternels ou pas, il existe un deuxième type d’interdit, lié à la fermentation. Cette transformation incontrôlée du lait fait un peu peur. C’est un processus que les hommes ont mis longtemps à maîtriser. Aussi certaines sociétés interdisent-elles la consommation des laits fermentés à certaines époques ou pour certains individus. L’anthropologue Isabelle Bianquis qui a travaillé sur la fermentation de lait d’ânesse dans les pays de l’Est montre que cette consommation n’est autorisée que pour tel sexe et est soumise à des rituels initiatiques, permettant de faire tomber des interdits. De même, au Moyen-Age, d’après Piero Camporesi (Ndlr : historien, anthropoloque et professeur de littérature italien), les fromages forts étaient interdits aux femmes ; de fait, l’incorporation de produits fermentés semble plutôt accessible à la virilité.

Le troisième type d’interdits est en revanche apparu plus récemment...
J-P Corbeau : Oui, il concerne l’industrialisation du lait. Or c’est le lait de vache qui en est le plus gros fournisseur. Dans l’esprit de certains consommateurs, vient alors s’ajouter à la peur de l’animal très éloigné du corps féminin, l’image d’une vache « usine à lait », soumise au rendement. A ce phénomène, se conjugue à partir des années 70 le rejet des lipides. L’eau qui, jusque là, véhiculait des peurs alimentaires, voit sa symbolique devenir positive : c’est l’eau médicinale, synonyme de pureté, de détoxication. Dans cette logique d’allègement, le lait, à l’inverse, n’est plus perçu comme une source protéinique nécessaire au développement humain, mais comme un apport de gras, qui plus est d’origine animale, donc parmi les lipides qui, dans l’imaginaire contemporain, sont ceux qui souillent le plus l’individu... Cela explique l’apparition des laits écrémés ou des laits végétaux, comme ceux issus du soja. Mais aussi les laits issus de l’agriculture biologique, considérés comme un peu plus purs car moins soumis aux process industriels, moins entachés par la pensée mercantile, ce qui est loin d’être évident !
Enfin, notons que se déploie une logique plus ou moins instrumentalisée d’anthromorphisation de l’animal qui fait qu’il faut laisser le lait de la vache à son « petit », voire son « bébé », comme le lait de la femme qui n’est destiné qu’à son enfant. Seuls les laits de petits animaux échappent à cette logique, d’où l’engouement pour le lait caprin qui, pourtant, d’un point de vue nutritionnel, est moins intéressant que le lait de vache. En toile de fond, il y a le discours extrême des anti-spécistes, ceux qui disent qu’il n’y a pas de différence de statut entre l’homme et l’animal et qu’il convient donc de leur accorder les mêmes droits. Selon ce courant, l’homme ne doit plus pratiquer l’élevage d’animaux à des fins alimentaires.

Entretien réalisée par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences, dans le cadre de l’émission "ça ne mange pas de pain !" d’octobre 2009 : Voix lactées : des débats et du lait

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Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement)  :

Un entretien avec Jean-Pierre Corbeau, sociologue de l’alimentation

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