21/03/2013
CONTROVERSES DE MARCIAC 2000

Claude Fischler "Quand les crises alimentaires réveillent les utopies"

Que signifient pour nous ces crises alimentaires ? Quelles sont ces inquiétudes qui nous saisissent ? On nous dit souvent qu’elles sont rationnelles ou irrationnelles. Peut-on formuler des jugements là- dessus ? Et de quelles données précises ou empiriques dispose-t-on, de quelles études, de quelles enquêtes sur la perception de l’alimentation en général, et du danger en matière d’alimentation ?

Deux idées reçues

Pour commencer, il y a deux idées simples qu’on trouve partout dans les médias, les débats, les conversations :

1) « Le public demande le risque zéro » ;

2) « Il faut rétablir la confiance ».

En fait, concernant la deuxième idée, ce sont souvent les industriels ou les professionnels de l’agroalimentaire qui cherchent à rétablir la confiance du consommateur dans les produits alimentaires.

. Ce que nie le « risque zéro »

Mais est-ce que ce ne sont pas des idées reçues ? Vous avez déjà entendu parler du fugu ? C’est un poisson très apprécié au Japon, un poisson « gonflable » si j’ose dire, dont la vésicule sécrète une substance violemment toxique. Si vous voulez manger du fugu, il ne faut pas faire l’erreur de couper au mauvais endroit. Ce serait une mort presque instantanée. Dans les restaurants japonais, on le mange en sashimis et en sushis, c’est-à-dire cru. Chaque année, le Japon connaît quelques dizaines de morts par empoisonnement au fugu. Ce pays a donc pris de plus en plus de précaution, en adoptant une réglementation de plus en plus sévère, en formant tout spécialement les cuisiniers. On s’entoure d’un luxe de précautions, au point que des amateurs de fugu se plaignaient en disant : « Mais finalement, ce n’est plus rigolo. On ne risque plus rien ».

L’idée que le consommateur recherche le risque zéro, c’est peut-être vrai, mais en tout cas, pas au Japon. Ou alors, c’est plus compliqué que cela. Car finalement, n’avons nous pas des aliments qui nous font aussi courir quelques risques ? Par exemple, les champignons… Je reviens au fugu : il ne faut pas croire qu’on le consomme comme on saute à l’élastique. Des familles japonaises en mangent, avec les enfants. Ils l’ont commandé à un restaurant célèbre, on leur a livré et c’est une fête. Ce poisson est très cher, c’est un mets exceptionnel, très recherché, très valorisé, mais il n’est pas réservé aux machos ou aux téméraires. Songeons à nos platées de champignons. Nous aussi avons des choses dangereuses dans notre alimentation et on ne va pas réclamer au Gouvernement de prendre des mesures de protection.

On peut même aller plus loin : l’argument du risque peut être un stimulant pour certains produits, comme il l’est pour le fugu. Certains secteurs de la publicité jouent délibérément sur le risque et le danger. Par exemple, les alcools forts. Des groupes de défense antialcoolique s’en sont d’ailleurs plaints il y a quelques années. Il y a une marque célèbre, la vodka « Absolut » vendue dans un flacon qui a fait une part importante de son succès et sur lequel est axée toute la communication : c’est une bouteille qui a exactement la forme d’un petit flacon injectable. Il y a une notion de danger là-dedans et il y a une variation dans les thèmes de la publicité sur le mot « Absolut » et sur la forme du flacon. Il y a même une publicité qui clame « Absolut Dracula », avec une goutte de sang qui coule le long de l’étiquette. On est dans un univers où l’on va affronter quelque chose d’un peu inquiétant, le surmonter en même temps, le faire pénétrer en soi. Et c’est mis en valeur.

Dire que le consommateur cherche le risque zéro, c’est nier ce genre de phénomènes. Mais il reste une question : quand sommes-nous très aversifs aux risques ? Qu’est-ce qui explique ces réponses variées et différentes ?

. Une méfiance première

Deuxième idée reçue : « rétablir la confiance ». Cela part d’un présupposé nullement démontré, selon lequel la confiance du mangeur pour ses aliments serait première.

En clair, il y aurait d’abord la confiance et, ensuite, il y aurait quelque chose qui viendrait perturber la confiance. Et là, on n’oserait plus manger. Mais, toutes les données dont on dispose montrent que c’est plutôt le contraire ! Ce n’est pas la confiance qui est première, mais la méfiance. Pour une raison très simple à comprendre et qui relève du biologique : nous sommes des êtres omnivores. Et qu’est-ce qu’un omnivore ? C’est un être dont l’organisme doit être extraordinairement adaptable, mais aussi très prudent. Parce que toute substance dont nous allons faire un aliment est potentiellement toxique. En fait, c’est plus compliqué que cela. Il y a certes un niveau d’anxiété dû à la néophobie, c’est-à-dire à la méfiance ou à la peur de la nouveauté. Mais on est à la fois néophobes et néophiles. C’est ce que j’appelle le « paradoxe de l’omnivore ». Celui-ci ne peut pas se nourrir d’un seul aliment pour des raisons de nutrition de base - il n’est pas capable de tirer tout ce dont il a besoin d’une seule substance. Pour compenser cette insuffisance, il doit toujours avoir toujours un minimum de variété dans son alimentation. Donc, d’une certaine manière, la variété pour un omnivore est à la fois une liberté, elle permet de s’adapter, de changer de régime, de voyager, de résister au changement écologique etc., mais c’est aussi une contrainte. Il faut absolument toujours varier un minimum. Ce qui veut dire que d’un côté, il faut varier, être capable d’essayer des choses qu’on ne connaît pas, - et en effet, on a une sorte d’appétence reconnue pour la diversité qui nous fait dire au service militaire : « Quoi ? Encore, des fayots aujourd’hui ? » Ou qui fait dire à une ménagère : « Qu’est-ce que je vais pouvoir encore leur faire à manger demain ? ».

Donc, nous avons en même temps cet impératif de variété et de l’autre côté, une sorte de conservatisme alimentaire, une néophobie qui fait que nous nous méfions de tout ce qui est nouveau.

Quand je dis que la méfiance est première, c’est parce qu’il y a une contradiction fondamentale entre ces deux dimensions de l’omnivore. Ce tiraillement paraît assez naturellement « anxiogène », je dirais que cette anxiété est protectrice, constructive. L’anxiété ne nous paralyse pas. Elle nous rend prudent, fouineur, curieux. Donc, nous dire qu’il faut rétablir la confiance, cela ne repose sur rien. Nous ne sommes pas naturellement confiants. L’idée que jadis existait un âge d’or, où nous vivions tous dans le Gers et où nous mangions de bonnes choses issues de la terre en toute confiance, parce que c’était notre grand-mère qui nous les servait sur une nappe à carreaux, je dis non ! Rien ne permet de dire cela. Il y aurait l’idée que ce que nous avons mangé quand nous étions enfants nous a marqués pour toujours. Et que toujours, nous revenons à cela. Ce qui est implicite là dedans, c’est l’idée de l’« imprinting », de l’empreinte initiale. C’est l’histoire de la couvée de canards qui prend pour sa mère la première chose qu’elle voit en sortant de l’oeuf. On serait comme cela avec la nourriture. Sur ce point, il n’y a rien dans la recherche qui permet de dire que cela se passe ainsi. Toutes les études de psycho- biologie des préférences alimentaires, du développement du goût etc., nous indiquent même le contraire. Il est beaucoup plus facile d’acquérir une aversion que d’acquérir une préférence. Il suffit d’une expérience négative pour acquérir une aversion très durable à un produit alimentaire. Dans certaines études, on interviewe des gens sur leurs aversions violentes, insurmontables. On leur demande : êtes- vous capables de la rattacher à quelque chose ? Dans plus de 80% des cas, les gens la rattachent à une indigestion ou un événement, quelqu’un qui les a forcés dans leur enfance à manger cet aliment… A la maternelle, j’étais à la cantine, il fallait tout manger et il y avait de la betterave trois fois par semaine. Et le goût terreux de la betterave, j’ai mis quarante ans à le surmonter. En revanche, un goût, une préférence, c’est quelque chose qui nous accompagne depuis toujours. A ce moment-là, nous sommes dans l’univers de la familiarité, ce n’est pas du tout l’illumination, l’éblouissement, la découverte. Ou bien c’est quelque chose qui s’est progressivement imposé. Cela s’explique sur le plan de l’évolution : si vous êtes omnivore et que vous devez vous méfier de certains produits, cela paraît beaucoup plus logique d’être très adaptable en cas de danger soupçonné. C’est comme en économie : le côté aversif, aversion learning, paraît plus « logique » que le fait d’apprendre à devenir dépendant d’une substance. Puisque la grande force de l’omnivore, c’est justement cette capacité d’adaptation : il peut trouver sa nourriture partout, il peut survivre à des cataclysmes écologiques grâce à cela. Alors que si vous êtes un animal arboricole qui se nourrit exclusivement d’une variété de feuilles d’eucalyptus, et si cette variété est touchée par une maladie, vous êtes mal… Pas l’omnivore.

Donc on est beaucoup plus sensible aux aversions, aux dangers, aux risques, qu’aux préférences. C’est un premier élément de réponse : la méfiance est première, il n’y a rien à restaurer de ce côté-là. Il faut vivre avec ce moteur qu’est cette pulsion anxieuse, en tout cas dans le domaine alimentaire. Quitte, dans certains cas, à rechercher la sensation de risque, comme dans l’exemple du fugu au Japon ou des champignons chez nous.
La médiatisation et nos inquiétudes sont-elles à la mesure des risques réels ?

Si je raisonne en termes de rapports au risque d’un côté, et de rapports à l’inquiétude de l’autre, il me semble qu’il y a deux choses à relever :

• La première, c’est que l’expérience récente nous montre qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre le retentissement médiatique et la gravité réelle des crises ;

• Le deuxième énoncé, c’est qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre la gravité perçue et la gravité réelle des crises – au sens usuel, la gravité d’un risque se mesure au nombre de victimes ou au tableau épidémiologique. C’est ce que je voudrais illustrer maintenant.

. Qu’est-ce qui attire les médias ?

Premier énoncé : il n’y a pas de relation réelle entre le retentissement médiatique et la gravité des crises. Nous avons un exemple fabuleux, qui est la Listeria. Vous savez quelle ampleur ont pris les événements récents liés à cette bactérie, qu’il s’agisse de fromages, qu’il s’agisse de produits de charcuterie, la crise des rillettes…. Quelle est la gravité de la crise de la Listeria en terme de santé publique ? En 1998, en France, il y a eu 228 cas de listériose recensés – c’est une maladie à déclaration obligatoire. Sur ces 228 cas, il y a eu en gros une trentaine de morts. Cinq ans avant, il y en avait au moins deux fois plus. Donc, ce n’est pas en croissance. Et, sur ces 228 cas et ces trente morts, il y en a 90% qui appartiennent à des groupes à risque, des personnes immunodéprimées, des personnes âgées fragilisées, des femmes enceintes.

Cela signifie qu’en fait, si 90% sont des sujets à risque, une prévention ciblée sur ces sujets permet en grande partie de régler le problème. Alors, qu’est-ce qui a bien pu se passer, en 1998-1999, pour que la listériose prenne tout d’un coup une ampleur aussi importante ? Vous me direz : ce sont les médias. La dernière « crise » datait de 1992, avec une cinquantaine de morts, et cette affaire avait l’objet d’un traitement médiatique. Mais sans aucun rapport avec le traitement médiatique actuel, beaucoup plus important. En fait, la différence, c’est que la Listeria et les questions de crises alimentaires sont devenues entre-temps un enjeu politique. On s’est rendu compte, avec la conjonction des organismes génétiquement modifiés, de la vache folle, qu’il y avait là matière à faire tomber un gouvernement, à mettre en difficulté un ministre, ou au contraire matière pour certains politiques à s’approprier un certain type de discours sanitaire, hygiéniste, en pensant que cela ferait valoir la qualité du travail accompli au gouvernement. Il y a eu des phénomènes de rivalité, des conférences de presse, des annonces qu’on pourrait qualifier d’intempestives.

Les questions de sécurité alimentaire sont devenues un enjeu politique. Et c’est aussi pour cela que la recherche dans ce domaine reçoit un petit peu plus de moyens, pour cela qu’il y a des débats. La question de la sécurité dans nos assiettes et de la perception du risque par le consommateur, par le citoyen en l’occurrence, est devenue un enjeu politique important. C’est une explication fondamentale du phénomène de médiatisation et d’appropriation par les médias.

Toutes les affaires qui ont du poids politique ne prennent pas une dimension médiatique. Simplement, certaines situations, certaines configurations constituent des « attracteurs » pour les médias. C’est-à-dire que les médias voient facilement le parti qu’ils peuvent en tirer, cela fonctionne bien. Donc, il n’y a pas de rapport nécessaire entre la gravité d’un événement et son retentissement médiatique.

. Qu’est-ce qui nous fait peur ?

Deuxième idée, il n’y a pas non plus de relation nécessaire entre la gravité d’une crise et l’inquiétude du consommateur, du citoyen. Pour l’expliquer, il faut regarder les choses un peu différemment, en posant cette question : qu’estce qui nous fait peur et pourquoi ?

Je vous ai dit que pour la Listeria, il y a eu 228 cas, trente morts et un traitement médiatique massif. Comparons avec les accidents de la route : plus de huit mille morts. Face à cela, le politique doit trancher : qu’est-ce qui nécessite le plus d’actions, de moyens ? Dans sa décision, l’opinion publique constitue une dimension importante. Or nous savons que l’opinion publique en matière d’accident de la route est difficile à mobiliser.

Prenons un autre exemple : ce qu’on appelle les infections nosocomiales, c’est-à-dire les infections que l’on attrape à l’hôpital. Elles représentent combien de morts par an ? On pense que c’est très sous-évalué, mais en général, on donne comme chiffre huit à neuf mille morts. Et pourtant, regardez le degré de mobilisation médiatique sur cette question… Concernant les implications politiques, il est évidemment plus difficile de mettre en cause le système hospitalier, les professions médicales, paramédicales, etc. Il est surtout difficile de mobiliser l’opinion publique, qui a tendance à sous-estimer certaines choses et à en surestimer d’autres. Prenons Seveso par exemple, et demandons au public combien de morts cette affaire a généré. A votre avis, quelques centaines. Mais Georges Bories, qui est très informé, me répond lui : zéro. En fait, il y a un mort : le directeur de l’usine, qui a été assassiné par les Brigades Rouges…. Qu’est-ce qui se passe dans nos têtes ? Le télescopage de deux événements différents : la catastrophe de Bhopal [1] en Inde et celle de Seveso. Pour une raison que nous ne connaissons pas vraiment, une confusion s’exerce dans nos têtes.

De même, à la question « A votre avis, est-ce que, aujourd’hui, l’alimentation est meilleure ou moins bonne que jadis ? », il y a entre 60 et 70% des gens dans les pays d’Europe occidentale qui répondent : « Moins bonne, sur le plan de la santé, sur le plan du goût, etc. ».

Certes, il n’y a pas de « bonnes » réponses mais quand on s’interroge sur la perception, on constate que l’opinion publique perçoit qu’il y a beaucoup de dangers liés à ces problèmes alimentaires. Et d’un autre côté, le public a conscience que l’espérance de vie s’est allongée. Il y a un paradoxe : si on mange si mal, et s’il y a un problème de santé publique associé à l’alimentation, comment se fait-il que l’espérance de vie ait augmenté autant ? En 1936, l’espérance de vie se situait à 55 ans pour les hommes et à 61 ans pour les femmes. En soixante ans, elle a augmenté de 19 ans pour les hommes et de 21 ans pour les femmes. Et aujourd’hui, on nous dit qu’à la naissance, on gagne à peu près deux ou trois mois par an. Qu’il y ait des problèmes de santé publique, peut-être, mais apparemment, ils se situent ailleurs. Certains disent : « Oui, c’est la qualité de la vie qu’il faut prendre en compte. » Sauf que les données de l’Organisation mondiale de la santé nous montrent que, de ce côté-là, nous sommes bien placés en France.

. Une anxiété fondamentale

Là où nous touchons au coeur du sujet, c’est quand on regarde ce qui a été fait aux Etats- Unis depuis les années 80, pour essayer de saisir comment les citoyens et les consommateurs percevaient les risques en général. Paul Slovic [2] a publié, en 87, un article qui est devenu un classique dans la revue « Science ». Il a pris, d’une part, des échantillons de population lambda. D’autre part, un échantillon de professionnels de l’évaluation des risques, des experts dont le métier est de calculer des risques, soit pour les assurances, soit pour des objectifs scientifiques. A tous, Paul Slovic a soumis une liste de risques et leur a demandé de donner une note en fonction de la gravité qu’ils attribuaient à chaque risque. On leur demandait en gros : « Que pensez-vous du risque nucléaire, du risque de l’automobile, de l’aviation privée, etc. ? Donnez une note de 1 à 10 : plus vous pensez que le risque est important et plus vous donnez une note élevée. »

Qu’a-t-il obtenu ? Des divergences tout à fait impressionnantes entre les experts et entre le public. En particulier à propos du nucléaire et des dangers associés à la radiologie. Les consommateurs ont classé le risque nucléaire en premier. Les experts l’ont classé, eux, au 22ème rang ! Même chose sur les rayons X : les rayons X ne préoccupaient absolument pas les consommateurs, qui ne les faisaient même pas figurer dans leur classement, alors que les experts le prenaient très au sérieux, le classant au septième rang, si je me souviens bien.

On essaie de faire la même chose avec une équipe de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) sur des échantillons un peu plus ciblés. Par exemple avec un panel de mille cinq cents médecins généralistes qui appartiennent au réseau « Sentinelle » dont se sert l’INSERM pour suivre les épidémies en France. A cet échantillon de médecins volontaires et très motivés, on soumet régulièrement des questions pour voir comment ils évaluent différents risques.

Ce qui nous a paru intéressant, fin 1999, c’est que pour certains éléments, ces généralistes sont sur la même ligne que les experts et pour d’autres ils sont sur la même ligne que le grand public. Sur ce point, la divergence entre experts et non experts disparaît. En analysant ces résultats, on constate dans un premier temps qu’ils sont bien informés, ils ont suivi des formations, des recyclages. Ils citent, par exemple, en n° 1, le cancer des voies respiratoires supérieures, les maladies coronariennes, etc. Ils placent les infections nosocomiales en troisième ou quatrième position, donc ils savent de quoi il retourne. Et sur le même plan que les infections nosocomiales, ils mettent les maladies respiratoires associées à la pollution atmosphérique.

Et là, cela diverge avec les données qu’ils sont censés utiliser, car celles-ci, ne sont pas très nettes, les classant assez loin derrière, dans les hypothèses les plus pessimistes. Même chose avec les produits chimiques dans l’alimen- tation : ils les classent très haut. Alors que si vous regardez la littérature scientifique, les évaluations sont très floues. Cela indique qu’il y a une méfiance très profonde et très ancrée à l’égard de l’alimentation moderne, y compris parmi des publics scientifiquement informés comme les professionnels de la santé.

. Le « tract de Villejuif »

Cela me rappelle une histoire très instructive : celle du tract de Villejuif. Le tract de Villejuif à l’en-tête de l’hôpital de Villejuif donnait la liste des additifs alimentaires, des colorants et autres substances qui seraient cancérigènes et toxiques. Je crois que la première observation date de 1973-74, si ce n’est avant. Ces tracts dénonçaient par exemple le E330 comme le plus dangereux. E-330, si je ne me trompe, c’est de l’acide citrique. Et donc, si vous croyez au tract de Villejuif, il faut absolument arrêter de manger des agrumes. En fait, le contenu de ce document était erroné, il n’avait aucun rapport avec la réalité. Ce qui est intéressant, c’est qu’il a été dénoncé comme tel depuis trente ans. Pas seulement par les industriels, mais aussi par les autorités gouvernementales et même par les associations de consommateurs. Jean-Noël Kapferrer, dans les années 80, avait fait une petite enquête sur ce tract, sa diffusion, les milieux favorables à sa reproduction, etc. Et il s’était rendu compte que, là encore, dans ces milieux favorables, il y avait des gens très bien informés, des instituteurs, des animateurs socioculturels et même certains médecins généralistes qui l’affichaient dans leur salle d’attente sans trop le regarder…

Il ne s’agit pas d’une conspiration ou de concurrents jaloux. Il s’agit vraiment d’un phénomène qui traduit une anxiété fondamentale de l’opinion, particulièrement vive et aiguë dans certains milieux sociaux, qui se maintient et s’amplifie depuis trente ans, parce qu’il faut cela soit très résistant pour que cela continue comme cela.
Les facteurs anxiogènes de l’alimentation

Sur les divergences experts – profanes, sur les phénomènes de rumeur, comment peut-on expliquer ce type de distorsion ? Je passerai en revue plusieurs facteurs.

• Première série de facteurs : ceux qui sont liés à la configuration du risque. C’est-à-dire le type de situation à laquelle nous sommes confrontés, les éléments extrinsèques ;

• Deuxième série de facteurs : la caractéristique du sujet, c’est-à-dire vous et moi. En d’autres mots, les éléments intrinsèques, avec des aspects psychologiques, cognitifs, etc. ;

• Troisièmement : le caractère tout à fait spécifique de notre rapport à l’alimentation. Vis-à-vis de l’aliment, on n’est pas tout à fait le même que devant d’autres produits de consommation ;

• Quatrième aspect : des éléments qui tiennent au contexte social et culturel dans lequel on est.

. Quelles sont les caractéristiques du risque ?

Commençons par les configurations de risques. On retrouve là le même courant de recherche qui a été initié par Slovic et d’autres aux Etats- Unis et un peu en Angleterre. Ces chercheurs se sont attachés à répertorier, dans les crises environnementales ou alimentaires, les facteurs qui entraînaient une mobilisation ou une sensibilité particulières, une inquiétude, une indignation plus vives. Je vais en citer quelques- uns de façon non exhaustive. Bien souvent, ce sont des choses que le bon sens nous aurait indiquées.

Par exemple, il y a la dimension proximité ou distance : si le risque concerne quelque chose ou quelqu’un près de chez nous, il est évident qu’on ne réagit pas de la même façon que s’il s’agit de quelque chose d’abstrait, ou qui se situe de l’autre côté de la planète. D’ailleurs, dans les médias, les vieux journalistes blanchis sous le harnais enseignent aux nouveaux venus la loi du « mort kilomètre » : si une mobylette se casse la figure au coin de chez vous, dans les pages locales, cela fait un titre plus important que s’il y a un coup de grisou en Afrique du sud. Ensuite, il y a le caractère volontairement subi ou imposé. Si je vais faire du ski et que je fais un calcul probabiliste du risque que je cours, c’est vraiment l’une des choses les plus dangereuses qu’on puisse faire. Evidemment, on ne va pas se scandaliser si on se casse la figure en ski. On a délibérément accepté de courir ce risque, on sait qu’on peut se casser la jambe. Ce n’est pas la même chose que si on vous impose un risque.

Troisième facteur : si en plus de subir un risque qu’on vous impose, vous prenez conscience ou vous pensez qu’il profite à quelqu’un et pas à vous, vous êtes évidemment dans une situation beaucoup plus mobilisatrice que si le risque est « gratuit » pour tout le monde. Arrivé à ce point, les gens pensent toujours aux organismes génétiquement modifiés… Avec un risque dont on ne connaît pas l’importance, qui vous est imposé parce que vous n’avez aucun contrôle sur ce que vous allez absorber et qui, en plus, profite à d’autres plutôt qu’à vous. Il n’y a même aucune promesse pour le consommateur. On ne vous dit même pas que ça va être moins cher ou meilleur. Mais : « Bouffez, nous ferons le reste. »

Ensuite, il y a la question de la maîtrise du risque, du danger réel, effectif. Ce n’est pas la même chose que la question du risque imposé ou du risque accepté. Ce que je veux dire par la maîtrise, c’est que lorsque vous demandez « Est-ce qu’il y a un risque ? », on vous répond : « Oui, il y a un risque ». Et une fois qu’il y a un risque, vous avez l’impression de pouvoir le maîtriser, parce qu’on vous a dit : « C’est facile, pour l’éviter, il faut faire ceci ou cela ». Au début de l’affaire de vache folle, par exemple, on nous disait qu’il suffisait d’éviter certains abats et les tissus nerveux. Dans un deuxième temps, la chose devient médiatique, les rumeurs circulent, on commence alors à vous dire : « Oui mais, attendez, il y a des sous-produits du boeuf et de certaines parties du boeuf qui pourraient être nocives. » On ne soupçonnait même pas qu’il y en avait dans bon nombre de produits, dans les cosmétiques, la gélatine pour les bonbons, les capsules de médicaments… Il y a même des fils chirurgicaux à base de sous- produits du boeuf. Vous commencez alors à vous dire que le risque est partout. Du coup, on ne peut plus l’éviter. Dans un premier temps, il y avait un sentiment de maîtrise. Dans un second temps, pas de maîtrise du tout. Imaginez que l’eau du robinet soit contaminée. C’est probablement la maîtrise la plus faible possible, car il est très difficile d’éviter l’eau du robinet, que ce soit pour vous laver, faire la cuisine, boire ou vous laver les dents. Donc, il y a là une sensation particulière d’indignation ou de mobilisation, un sentiment d’être particulièrement concerné par la perte de maîtrise.

Il a été noté également, mais je trouve cela plus discutable car c’est une question d’interprétation, le point suivant : est-ce un risque d’origine humaine ou est-ce un risque naturel ? En fait, cela vient contredire d’autres études antérieures sur les catastrophes. Ce que ces chercheurs disent, c’est que le risque humain est plus mal perçu, qu’il crée donc plus d’indignations et d’inquiétudes que le risque naturel, parce qu’on incrimine quelqu’un. En réalité, dès qu’il y a un cataclysme naturel quelconque, il y a une recherche des responsabilités. Les politiques sont bien placés pour le savoir…

Car il y a un processus d’humanisation des risques naturels. « Il serait trop facile », titre la presse, « d’invoquer la fatalité ». Sous-entendu : il y a forcément des responsables, ou des coupables, ou les deux. Donc, ce lien est plus compliqué. En revanche ce qui semble se vérifier au fil du temps, c’est l’opposition entre un risque qui est associé à une technique nouvelle et inconnue et le risque associé à une technique familière. Cela fait moins de retentissement lorsque c’est une technique familière. Il suffit de se reporter cent ou cent cinquante ans en arrière, au début du chemin de fer, et de lire ce qu’écrivaient des scientifiques très sérieux. Je crois qu’il y a un texte d’Arago sur les chemins de fer qui est apocalyptique et qui dit qu’à 25 ou 30 km/h, aucun être humain ne peut survivre au déplacement de l’air. Il est étouffé, c’est épouvantable, il y a les escarbilles, on va perdre le sens de l’équilibre, etc. Donc, on a tendance à être plus sensible quand il s’agit d’une technique nouvelle. Alors imaginez à présent que soit établie une corrélation entre une allergie et la consommation d’un produit pouvant contenir des organismes génétique- ment modifiés… On est immédiatement tous mobilisés.

. Le ver est dans le poisson…

Dans certaines situations, on voit donc qu’il y a un caractère plutôt anxiogène et cela donne une partie des réponses à la question que je posais initialement : c’est-à-dire pourquoi nous nous inquiétons plus pour certaines choses que pour d’autres, sans que cela ait grand chose à voir avec des dangers effectifs mesurés par les experts. Même s’il est tout à fait acceptable scientifiquement de dire qu’on va mesurer le risque par le nombre de morts ou de victimes, ce n’est pas du tout comme cela que le consommateur voit les choses. Il y a un excellent exemple dans les crises alimentaires : en 1987, il y a eu en Allemagne une crise sur le poisson liée à un ver parasite, l’Anisakis. Lors d’une émission intitulée « Défense du consommateur », diffusée à une heure de grande écoute, au moment où les Allemands sont à table, un jeune homme a témoigné en disant : « Voilà, j’ai mangé des harengs et on m’a enlevé un tiers de mon tube digestif, parce que j’ai attrapé un ver parasite très dangereux qui était dans ce hareng ». Imaginez : zoom sur un microscope, où l’on voit un ver qui se tortille dans les entrailles d’un hareng, les gens sont à table, ils voient le jeune homme qui s’est fait enlever 2,50 mètres d’intestin… Face à cela, vous ne faites pas un calcul probabiliste, ce ne sont pas les mêmes mécanismes qui sont en jeu. Puis, les chercheurs sollicités par l’émission sont allés dans les supermarchés, ont acheté des bocaux de harengs et commencé à les analyser. Ils trouvent des vers dans je ne sais plus combien de bocaux. Du jour au lendemain, la consommation s’effondre, le poisson de la mer du Nord accuse une baisse des ventes de 50 ou 60%. Evidemment, les représentants du Gouvernement et des filières concernées essayent d’argumenter. Que font-ils ? Eh bien, ils disent : on va faire appel au bon sens des consommateurs, on va leur dire exactement quelle est la fréquence de l’incidence, la prévalence de ce type de pathologie, combien il y a de morts, etc. Et le porte-parole déclare : « Si je compte depuis 1950 combien de repas à base de poissons ont été consommés en Allemagne, cela fait x milliards, et sur ces x milliards de repas de poissons, il y a eu deux cents cas »… Il a évidemment l’impression d’avoir donné l’argument massue, celui qui va écraser toutes les objections. Et bien non, cela ne fait que redoubler l’inquiétude, et c’est toujours ce qui est observé dans les situations de crise. Quand vous avez des configurations de risque comme celle que j’ai évoquée, et que vous donnez les chiffres, vous obtenez un effet boomerang. Les gens pensent : « Ils se foutent de nous, ils nous prennent pour des cons, etc. ».

Cela fait redoubler l’indignation et vous accélérez la crise. De toute façon, je crois qu’une fois que la crise est déclarée, n’en déplaise aux gens dont le métier consiste à vendre de la gestion de la crise, il n’y a pas grand chose à faire. Il y a un certain nombre de bêtises à éviter, mais guère plus. Finalement, ce sont les approches les plus démocratiques et les plus transparentes qui sont les plus justes et les plus efficaces. Cela est vérifié par les faits.

Continuons sur l’appréciation que nous faisons d’un risque, qui n’est pas forcément probabiliste, mais sur des réactions et des mécanismes qui sont autres. Par exemple, le moteur du dégoût dans la crise de la vache folle. A l’heure du dîner, on voyait des abattoirs, des cadavres hissés par des grues, on nous jetait à la figure quelque chose qu’on ne voulait pas voir. Dès que vous montrez un abattoir à l’image, vous donnez une image perçue comme négative. Voilà pour les facteurs qui induisent une configuration de risque.

. Les facteurs cognitifs

En deuxième lieu, il y a une série de facteurs qui relèvent de notre psychologie ou de notre façon de fonctionner mentalement. J’ai évoqué les facteurs cognitifs. La meilleure définition que je peux vous donner de la cognition, tout le monde ne sera pas d’accord, c’est la psychologie moins les émotions. C’est le traitement logique de l’information, des signaux sensoriels, l’analyse, les mécanismes de raisonnement, etc. Si vous considérez ces phénomènes, vous remarquez trois choses.

La première, c’est que le risque est une notion statistique. La définition du risque, c’est la probabilité que se produise un événement avec des conséquences négatives. Or on sait expérimentalement que le raisonnement probabiliste est, comme on le dit dans le jargon, « contre- intuitif ». C’est-à-dire que nous ne sommes pas capables, spontanément, d’adopter un raisonnement probabiliste. Il faut une gymnastique mentale importante. Par exemple, des études ont posé des petites « colles » statistiques à un très grand échantillon de population, y compris à des gens qui avaient une formation statistique. Et on voyait qu’il y avait un type de réponses erronées qui était beaucoup plus fréquent y compris chez des gens qui avaient une formation ad hoc. Cela signifie que dès que vous êtes confrontés à une discussion publique sur un problème de risque, vous ne parlez pas le même langage. Je crois que la meilleure analogie pour décrire cela, ce sont les illusions optiques. Dans tous les musées des sciences, il y a une salle où on vous montre des illusions d’optique et on est tout fait capables d’accepter que dans certaines circonstances, on ne puisse pas se fier à notre perception visuelle. On en est capable parce qu’on nous l’explique. Et bien c’est la même chose sur le plan du raisonnement, et en particulier du raisonnement probabiliste : on n’est pas vraiment bien équipé, il faut faire un gros effort. Alors, utiliser l’argument statistique dans les situations chaudes, ce n’est vraiment pas la chose à faire. En général, cela ne fait pas retomber les inquiétudes.

Deuxième chose, liée à cela : qu’est-ce que le risque ou le danger et comment nous le percevons ? Nous le percevons en terme binaire, c’est-à-dire oui ou non. On dit : est-ce qu’une chose est dangereuse ou est-ce qu’elle n’est pas dangereuse ?

Elle ne peut pas être un tout petit peu dangereuse ou beaucoup dangereuse, cela n’a aucun sens. C’est un peu comme les aliments. Si vous demandez aux gens : « A votre avis, est-ce que tel aliment fait grossir ou ne fait pas grossir ? » Ils répondent : « La pomme de terre fait grossir et le haricot vert ne fait pas grossir ». Comme si vous pouviez manger 5 kg de haricots verts sans prendre un gramme et à l’inverse, comme s’il suffisait de prendre un gramme de pomme de terre pour vous faire grossir. Il y a cinq cents ans déjà, Paracelse disait : « la dose fait le poison ». Eh bien, cela ne rentre pas bien dans nos têtes cette idée que la dose fait le poison, que le risque est un processus graduel, probabiliste. Le risque, cela reste : oui/non. A ce propos, il y avait eu un dialogue typique entre un journaliste et un expert scientifique de la commission des experts de Bruxelles :

« Alors, Monsieur le président, est-ce que c’est dangereux ou non ? ».

« Ecoutez, non, c’est un risque négligeable ».

Il ne faut pas dire négligeable, car cela veut dire que vous êtes négligent et que vous négligez les gens. C’est évident, c’est comme cela qu’on le reçoit tous. Et en plus, « risque négligeable », cela ne veut rien dire. Donc le journaliste relan ce : « Alors, c’est dangereux. Il y a un risque… ». Nous raisonnons en terme binaire, comme si le danger était une caractéristique intrinsèque d’un objet ou d’une situation, comme si c’était une essence.

Troisième aspect : l’exposé médical qui démontre les liens par exemple entre le tabac et le cancer du poumon, avec une avalanche de statistiques, des séries absolument implacables, une corrélation parfaite. A ce moment-là, il y a toujours quelqu’un qui vous dit : « Mon cousin Albert fume trois paquets de cigarettes par jour, il va avoir 95 ans et il se porte comme un charme. ». C’est dire qu’il y a toujours une exception, dans notre environnement, dans notre expérience familiale, et on ne sait quoi faire de cette exception au regard des risques statistiques. Comment fait-on pour intégrer dans notre expérience, dans notre vécu, l’information statistique ? Qu’allez-vous faire de votre cousin Albert ? Eh bien, votre cousin Albert, il est dans le 0,001%. Pourtant, l’exception proche doit avoir un sens.

Donc, il y a un certain nombre d’éléments qui concourent à mieux comprendre que nous ayons des approches un peu surprenantes du risque et du danger.
La spécificité de l’alimentation

Et puis, il y a cette autre dimension qu’est le caractère absolument spécifique de la consommation alimentaire par rapport aux autres consommations et aux autres domaines de l’expérience quotidienne. Quand vous consommez un aliment, c’est littéralement la forme de consommation la plus intime que vous puissiez avoir. Et quand je dis intime, il faut le prendre au sens étymologique, intimus en latin, qui est le superlatif de « intérieur », ce qui est suprêmement le plus intérieur. Et en effet, l’alimentation constitue la seule expérience où lorsque vous consommez quelque chose, vous le faites pénétrer en vous. Non seulement vous le faites pénétrer en vous, mais il y en a une bonne partie qui y reste et qui de-vient votre propre substance. Donc, le fait que nous ayons une sensibilité particulière à l’égard des produits que nous faisons pénétrer au plus intime de nous-mêmes, ce n’est en soi pas surprenant.

. Manger magique

Ensuite, quand on regarde les données empiriques, les observations, la littérature, que constate-t-on ? Il faut que je fasse un préalable général sur ce qui s’appelle la « pensée magique », pour l’appliquer après à l’alimentation. La pensée magique, c’est quelque chose qui est observé depuis une centaine d’années par les fondateurs de l’anthropologie. Ceux-ci commencent à compiler, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, toutes les observations de voyageurs et d’explorateurs sur les coutumes particulières et étranges des populations dites « indigènes ». Ils s’intéressent beaucoup à la pensée religieuse, car c’est une période de scientisme triomphant, de positivisme montant et d’interrogation profonde sur la compatibilité entre la pensée religieuse et la pensée scientifique. Toujours est- il que ces anthropologues commencent à compiler tout cela et à essayer de formuler les lois de la pensée magique, qu’on retrouve à l’époque chez tous les peuples dits « primitifs » : ce sont l’idée de contagion et l’idée de similitude.

L’idée de contagion est la suivante : Once in contact, always in contact. Ce qui a été une fois en contact sera toujours en contact. Selon la pensée magique, quand on a été en contact avec certaines choses, c’est comme si on restait toujours en contact avec elles, il en reste toujours une trace.C’est cela, l’idée de contagion. Par exemple, si je touche quelque chose d’impur, cet impur, d’une certaine manière, me change, me modifie, m’imprègne et il va m’être difficile, voire impossible de m’en débarrasser. Il va falloir faire des rituels, aller se plonger tous les matins dans l’eau du Gange, etc.

L’idée de similitude s’exprime, elle, sous la maxime : l’image = l’objet. C’est-à-dire que je prends une statuette, je dis qu’elle est mon ennemi et je vais la percer de flèches.

En fait, je soulignerai une idée très importante : cela ne concerne nullement les populations dites « primitives ». Nous disposons de données expérimentales récentes, qui nous montrent qu’on fonctionne tous comme cela en partie.

En matière d’alimentation, ces mécanismes sont très fortement en action, très présents. Je vais illustrer ce caractère universel bien contemporain de la loi de contagion ou de la loi de similitude. Vous allez me dire : « En quoi cela nous concerne ? Vous ne pensez tout de même pas qu’aujourd’hui, ici et maintenant, il y a des gens qui croient que l’image égale l’objet ? Ce sont vraiment des croyances primitives ». Peut- être. Mais si je vous demande de me sortir une photo de vos enfants, que je m’assure que vous en avez un négatif ou d’autres tirages et que néanmoins, je vous demande, pour l’amour de la science, de déchirer la photo de vos enfants en public, qu’allez-vous faire ? Sincèrement, aurez-vous envie de répondre à cette injonction ? Evidemment non. On a tous une réticence presque insurmontable à déchirer la photo, l’image d’un être cher, alors même que, rationnellement, nous savons parfaitement que nous pouvons la reproduire à l’infini. Ce sont des choses que nous avons mesurées. Nous avons demandé à un vaste échantillon de population de mettre une note à l’envie qu’ils ont d’obéir. Il y a de petites différences individuelles, mais en gros, cette réticence est présente chez tous. En revanche, quand vous rompez avec quelqu’un, vous retournez la photo, vous la mettez dans un tiroir et éventuellement vous la déchirez - après vous êtes pris de remords, vous la recollez, etc. L’image égale l’objet, cette loi de similitude, elle nous concerne également.

Même chose pour la contagion. Il y a une expérience très amusante où on demande aux gens : « Si je vous demande de porter le pullover qui appartient à votre pire ennemi, quelle envie avez-vous d’obéir ? » Eh bien, vous avez moins envie de porter le pull-over de votre pire ennemi que de porter celui de l’être le plus cher. Vous voyez tous les jours des manifestations magiques de ce type. Souvenez-vous de cette petite fille qui avait serré la main de Mme Clinton, quand elle était à Paris. Elle a déclaré à la télévision : « Je ne vais pas me laver la main pendant quinze jours ». C’est de la contagion positive. Donc, la pensée magique ne concerne pas seulement les « sauvages » des confins reculés de la planète. C’est un phénomène qui nous concerne tous.

. Le principe d’incorporation

En quoi cela s’applique particulièrement à l’alimentation ? Je vous propose une hypothèse : en matière d’alimentation, il y a ce que j’appelle l’idée d’« incorporation ». Elle désigne la croyance profondément ancrée en nous selon laquelle, si je mange quelque chose, ce quelque chose va me transformer de l’intérieur. Je vais ressembler à ce que je mange. Vous retrouvez cela sous la forme de proverbes dans presque toutes les langues. Vous en trouvez l’illustration dans les discours publicitaires, dans les expressions – « Tiens, tu as bouffé du lion ce matin ». C’est la barre Lion qui vous fait rugir, ou l’eau d’Evian qui vous donne ce que la montagne lui a apporté : la pureté des glaciers, éternelle, millénaire, près du ciel. Ou alors c’est l’eau de Volvic qui vient des profondeurs des volcans, l’énergie tellurique. Incorporer quelque chose, c’est s’incorporer du même coup ses vertus ou ses défauts. C’est un moteur fondamental de la communication publicitaire.

De quoi se compose cette idée d’incorporation ? Du télescopage, de la similitude et de la contagion. La contagion, parce qu’avaler quelque chose, le faire devenir partie intégrante de soi. Donc la contagion s’exerce au maximum. Ensuite, la similitude, c’est l’idée que les caractéristiques liées à l’objet absorbé, y compris celles de son image, de son nom, des vertus qui lui sont associées, vous sont commu niquées. Par exemple, en Nouvelle Guinée, dans tel groupe, on conseille aux adolescents de manger des plantes à pousse rapide : « je suis ce que je mange », j’observe des plantes qui poussent rapidement, donc je vais pousser rapidement. De même, au XIXème siècle, un proverbe français disait : « Celui qui mange de la cervelle d’ours se prendra pour un ours. » Appliquez-le à la vache, et là, cela commence à être inquiétant…

La pensée magique, vous le voyez, nous donne une clef qui me paraît décisive pour mieux comprendre la manière que nous avons de surévaluer, ou, de donner une importance particulière aux crises et aux incertitudes alimentaires : si je suis ce que je mange, il est très important pour moi de savoir ce que je mange. Nous menons des entretiens approfondis avec les gens et la formule qu’on retrouve le plus souvent, lorsqu’on leur demande ce qu’ils pensent de l’alimentation moderne, est la suivante : « On ne sait pas ce qu’on mange » ou « On ne sait plus ce qu’on mange ». L’un de mes collègues qui, il y a trente cinq ans, travaillait dans le Sud Finistère sur une grande enquête ethnologique, a gardé ses carnets de l’époque. Il avait notamment retranscrit un dialogue entre des paysans de cette région bretonne, en 1965, sur le pâté de porc en boîte :

– « On ne sait pas ce qu’ont mangé les porcs. Peut-être du tourteau. ».

– « Les tourteaux, cela donne le cancer ».

– « Oui, c’est parce qu’on donne maintenant du tourteau aux bêtes qu’il y a plus de cancers. Rien ne vaut le naturel. Là, au moins, on sait ce qu’on mange. ».

La recherche du naturel, la méfiance pour les produits transformés par l’industrie, la mise en cause de certains aspects techniques, ne datent pas d’aujourd’hui. C’est aussi vieux, finalement, que les transformations des filières du système alimentaire. Il y a eu la critique des poulets aux hormones, puis celle des colorants, dans les années 70. Du coup, les fabricants ont commercialisé des sirops sans colorant dont les consommateurs n’ont pas voulu : les sirops de fraise ou de menthe étaient incolores, ce qui nous déstabilisait un peu. C’était de la dissonance cognitive, en terme savant. Ce qui fait qu’on est retourné aux colorants.

. Qui suis-je ?

Donc savoir ce qu’on mange est un impératif, une exigence fondamentale. On comprend bien alors le malaise du mangeur contemporain. On a interrogé des dizaines de gens sur la crise de la vache folle et sur les organismes génétique- ment modifiés, chez lesquels l’idée selon laquelle « On ne sait pas ce qu’on mange » revient sans arrêt. Ce qui veut dire, « si je suis ce que je mange et que je ne sais pas ce que je mange », ergo, « je ne sais pas ce que je suis, qui je suis ». C’est-à-dire que j’ai perdu la maîtrise sur moi-même que me confère l’alimentation. Car dans toutes les civilisations humaines, le contrôle et la maîtrise de l’aliment constituent la première médecine, la première modalité d’intervention sur le corps et même sur l’esprit.

L’implication des religions dans l’alimentation le montre bien. Ce n’est pas seulement une histoire de santé, c’est aussi une histoire de morale ou de spiritualité. Rares sont les religions qui n’ont pas de prescriptions et de prohibitions alimentaires. Le Christianisme, délibérément, se distingue des autres en annonçant : « nous autres, nous n’en avons pas ». Pour des raisons historiques d’ailleurs, à une période où il doit se distinguer du Judaïsme et gérer explicitement l’abandon des prohibitions de l’ancien testament. Mais d’un autre côté, il gère quand même énormément l’alimentation. Sous l’ancien régime, vous aviez jusqu’à presque deux cents jours dans l’année où vous deviez faire maigre ou jeûner [3]. Donc, il y a un contrôle étroit sur la façon de gérer l’alimentation, ce qu’on doit manger ou pas. Parce que le gras et le maigre, c’est quand même une distinction entre certaines substances alimentaires et d’autres, en dépit de tout ce que disent les théologiens. La question n’est donc pas de décider si l’exigence de savoir ce qu’on mange est légitime ou pas. Cette exigence est absolument compréhensible étant donné ce que nous sommes. Je veux savoir ce que je mange parce que contrôler ce que je mange ou contrôler ce que mangent mes proches, c’est, finalement, la faculté d’intervention la plus importante que j’ai sur leur santé, leur spiritualité, leur être, ce qu’ils sont et qu’ils vont devenir. En revanche, si je suis dans une situation où je peux dire « je ne sais pas ce que je mange », je suis dans un état vraiment très critique.

Dans la manière dont nous percevons, subjectivement et objectivement les produits qu’on nous propose, la question n’est pas de savoir s’ils sont sains ou malsains : nous sommes incapables de mettre en évidence biologiquement, toxicologiquement, un effet quelconque, négatif ou positif de l’alimentation moderne. On peut formuler des jugements gastronomiques – « ça manque de goût, ça n’a pas de saveur »… – mais, sur le plan proprement de la santé, cela relève de l’indécidable.

Nous avons une perception négative de l’alimentation moderne, parce qu’objectivement, les produits que nous consommons sont des « objets comestibles non identifiés » : ce ne sont pas des OVNI, mais des « OCNI »… Depuis que les filières de l’agroalimentaire se sont étendues, complexifiées, depuis qu’il y a une transformation agroalimentaire croissante aux deux bouts de la chaîne, nous ne savons plus d’où viennent ces produits. L’aire de production a tendance à s’éloigner de plus en plus ; nous ne savons pas quelles transformations, quels processus ils ont subis. On ne sait pas qui les a traités, qui les a touchés. Et devant ce mystère fondamental de nos aliments, nous avons une interrogation tout aussi fondamentale sur ce qu’ils vont faire de nous.
Ces utopies qui re-identifient l’aliment

Face à cette situation, nous avons des réponses, des réactions magiques ou rationnelles, peu importe, pour essayer de ré-identifier ces produits de plusieurs manières. Et là, j’en arrive enfin à la question des utopies.

Une utopie, c’est un idéal imaginaire d’organisation sociale, où il n’y a pas de jugement de valeur. On pourrait très facilement dire que l’utopie conduit au totalitarisme. Ce dernier a, en effet, une dimension utopique très importante, car l’utopie tend à régir, prédire, programmer le destin et la vie quotidienne d’une population. C’est aussi, sur le versant positif, ce qui fait rêver, ce qui nous mobilise, ce qui nous aspire dans l’avenir, d’une certaine manière.

Dans les réponses que nous pouvons élaborer face à la dés-identification de nos aliments, on peut déceler deux sortes d’utopie.

• Premier type de réponses : vous pouvez exiger de savoir ce qu’il y a dans les aliments à travers l’étiquetage informatif qui mentionne tous leurs ingrédients. Mais il y a derrière cela des conséquences en chaîne, sur lesquelles je vais revenir.

• La deuxième façon de ré-identifier vos aliments, c’est de demander à savoir d’où ils viennent.

. La composition des produits : l’utopie américaine

Ces réponses concernent la recette et/ou l’histoire, les deux n’étant pas forcément compatibles. La recette d’abord : il ne s’agit pas tant de recette culinaire, mais de l’idée qu’on va vous dire tout ce qu’il y a dans le produit, jusqu’à la dernière molécule. C’est l’utopie américaine. Les Américains ont en effet les mêmes problèmes que nous, sachant qu’en plus, ils n’ont pas de culture culinaire structurée qui, finalement, gouverne les choix des individus de façon assez reposante (quand on sait comment cuisiner tel aliment, parce que c’est comme cela que tout le monde fait et qu’on a toujours fait ainsi, c’est plus reposant que quand il faut décider, à chaque instant, ce qu’on va choisir). L’utopie américaine que vous pouvez trouver dans d’autres pays, est une utopie scientiste, positiviste mais qui repose sur une conception politique implicite. Comment cela marche aux Etats-Unis ? D’un côté, c’est l’empire du néolibéralisme et de la libre entreprise, avec très peu de réglementation. Mais de l’autre, ils sont extraordinairement interventionnistes dans le domaine de la santé et de l’alimentation, avec de nombreuses directives ou des indications nutritionnelles à l’usage de la population, publiées par le département de l’Agriculture sous la forme d’une pyramide. En haut de la pyramide, ce sont les aliments que vous ne consommez jamais ou très rarement ; et en bas de la pyramide, c’est le fondement de votre alimentation, des aliments que vous mangez tous les jours. C’est, en clair, une sorte de politique générale à l’usage des citoyens et de leur alimentation.

Qu’est-ce que cela donne, en effet ? En bas, figurent les céréales, le pain, les sucres lents, etc. Puis, plus haut, les légumes et les fruits frais et, enfin, au sommet, la viande, le sucre, les graisses.

Par ailleurs, la Food and Drug Administration (FDA) « prescrit » un étiquetage informatif extraordinairement détaillé, avec notamment les « Recommanded Daily Allowances », c’est-àdire les apports nutritionnels journaliers conseillés, qui sont indiqués en terme de pourcentages par rapport à des besoins quotidiens. Et déjà, l’utopie se dessine… D’un côté la pyramide (cela fait très bien, dans l’utopie, cela évoque la pyramide maçonnique avec l’oeil au milieu, l’univers du moral), avec des directives, des grands principes généraux. De l’autre, l’information spécifique. Or le modèle implicite de tout cela est aussi une utopie politique. En tout cas, un modèle politique très clair, inscrit dans la Constitution, qui dit que les Etats-Unis ne sont pas une nation, mais un peuple, composé d’individus qui sont des citoyens libres et égaux en droits. Dans ce cadre, l’État a pour rôle de leur apporter l’information fiable, car dans cette logique protestante, les individus sont responsables de leurs agissements, de leur corps et de leur santé. Et l’information, comment vous l’obtenez ? Par la science, parce que c’est la seule façon d’avoir une information fiable. Comme il y a aussi des lobbies – les industries, les producteurs, les agriculteurs, les éleveurs… – ce sont les scientifiques qui vont être les arbitres de ces divisions entre lobbies. Le produit de cette négociation, c’est la pyramide nutritionnelle. Et je peux vous dire qu’il y a des bagarres très sérieuses pour savoir si le sucre ou la viande doivent être en haut de la pyramide ou un peu plus bas, voire pas du tout. C’est présenté comme un consensus scientifique, mais c’est en fait un consensus politico-économico-scientifique.

Pour la Food and Drug Administration, c’est pareil. Les citoyens et les individus libres et égaux en droit sont responsables de leurs choix, on doit donc leur donner toute l’information, sans chercher à les influencer d’une manière quelconque. Les textes disent même dans quel ordre les ingrédients doivent où ne doivent pas être présentés. Imaginez le consommateur américain, responsable de son corps, de sa santé, de sa nutrition, confronté à l’utilisation des informations, des indications et des directives qu’on lui donne. Il arrive dans un supermar- ché, il prend une boîte, il regarde sur l’étiquette et il voit que ce produit contient 123% des apports recommandés journaliers de telle et telle vitamine, 254% de telle autre, 53% de glucides, 74% de lipides…

Il n’a plus qu’à sortir son ordinateur pour calculer, avec les autres produits qu’il va acheter et qu’il va cuisiner, à combien il en est de son pourcentage de « Recommanded Daily Allowances » et si c’est conforme aux « Nutritionals Guide Lines »… Là vraiment, je suis responsable. Cela repose sur le présupposé implicite selon lequel se nourrir est un acte individuel qui résulte d’une décision rationnelle. Un dessin humoristique tiré de la presse américaine résume très bien tout cela. On y voit deux nutritionnistes ou deux agents gouvernementaux de la santé publique, dans un bureau. Ils ont à la main des listes de statistiques d’obésités et de problèmes nutritionnels, ils regardent par la fenêtre et voient passer dans la rue des gens qui font 200 kg, qui bouffent des ice-cream, etc. Et l’un dit à l’autre : « Je comprends comment cela peut s’expliquer : plus on leur donne de l’information nutritionnelle et plus ils deviennent obèses ». Car le problème est là : pourquoi les Américains deviennent-ils obèses en dépit de toute l’information nutritionnelle qu’on leur dispense ? Parce qu’ils sont dans un système alimentaire déstructuré où on peut manger n’importe quoi à n’importe quelle heure de la journée. La notion d’acte alimentaire comme acte en soi, sui generis, n’existe plus guère que dans certaines couches sociales et dans certaines circonstances. C’est-à-dire dire qu’en gros, vous faites un repas structuré quand vous invitez une fille au restaurant. Alors là, vous avez une bouteille de vin, un menu, et vous commandez du poisson et de la salade si vous avez bien lu les informations nutritionnelles, ce qui est le cas de certaines couches sociales : les classes moyennes urbaines, les yuppies, etc.

Cette utopie repose sur une conception erronée de la nature humaine. Et, à l’occasion, sur une conception erronée du rapport à l’alimentation. La plupart des utopies qui ont conduit au totalitarisme reposaient sur l’idée fondamentalement erronée que l’homme est une tabula rasa, une table rase ou une cire vierge qu’on peut modeler comme on veut si on a le bon modèle. Eh bien, là, c’est un peu la même chose. L’idée selon laquelle on prend des décisions rationnelles et raisonnées en matière d’alimentation, est fausse. Elle est fausse, parce qu’elle ne repose sur aucun élément empirique dans la connaissance actuelle. L’observation montre que personne ne mange comme cela. Mieux, quand on est plongé dans une situation de ce type, on développe même toutes sortes de pathologies et on vit dans une sorte de déstructuration totale. Voilà la première utopie sur la « recette ».

. Les origines contrôlées : l’utopie française

Deuxième utopie, l’histoire du produit. Là, il s’agit du label ou de l’appellation d’origine contrôlée. Le label repose sur l’idée que la meilleure réponse à la méconnaissance de ce que je mange, c’est de savoir d’où vient le produit, quelle est son histoire, qui sont les hommes qui l’ont fait, quels traitements il a subi, etc. Et si je peux faire confiance aux hommes qui l’ont fait, alors là, oui, je peux instaurer une confiance dans le produit. En tout cas, je peux positiver l’idée que je suis ce que je mange, car si je sais qui a fait le produit, d’une certaine manière, je mange le terroir. Je mange le mode de vie, je mange la personne qui a fait le produit et qui m’est sympathique. J’absorbe tout cela, je le fais devenir une partie de moi et, finalement, je construis une relation positive à l’aliment. C’est le modèle qui a la préférence en France, où l’on a inventé les appellations d’origine contrôlées. Au passage, je rappelle que celles-ci concernent plus le producteur que le consommateur. Parce que l’information qu’elles représentent pour le consommateur – le terroir, les cépages etc. – est plutôt problématique. Cela demande discussion… Et cela implique que nous ayons une conscience de notre identité qui nous rattache à la terre. C’est le cas en France : beaucoup d’entre nous considère que nous avons quelque part des attaches terriennes, qu’il nous reste des attaches locales paysannes, que c’est la part en nous de l’authentique, du réel. Tout le reste, c’est de l’artificiel et, en somme, ce n’est plus l’aliment qui n’est pas naturel, c’est nous.

Ces attaches terriennes, c’est la base de cette utopie. Qu’est ce qui « cloche » ici ? Le fait que l’image de la terre, de l’agriculture, de la paysannerie, ne correspond plus à la réalité, ou très peu. Et quand il y a une crise, cela devient très problématique car cela remet en cause cette image terrienne.

D’un côté, on ne mange pas par une suite de décisions conscientes et rationnelles. Et donc on ne peut pas faire une utopie à l’Américaine, scientiste, positiviste. De l’autre côté, notre manière de manger, effectivement, s’explique par notre appartenance à une culture. C’est le principal déterminant. Nous ne sommes pas seulement gouvernés en la matière par nos décisions individuelles, mais par ce qu’on appelle des usages, des coutumes, des traditions… Ce qu’en anthropologie on appelle la culture. Mais si l’alimentation est un élément culturel, il faut faire très attention quand on veut la manipuler. Car on manipule alors des choses qui dépassent la simple nutrition, la physico-chimie ou le biologique. Elles impliquent quelque chose de beaucoup plus large : le mode de vie, la culture, le patrimoine, tout ce que vous voulez. C’est cela qui est ébranlé par les « objets comestibles non identifiés », en même temps que les consciences ou les inconscients. Donc le problème, ce n’est pas de rétablir la confiance ou d’obtenir le risque zéro. C’est de faire en sorte que le mangeur puisse se réapproprier ses aliments d’une manière qui ne soit pas totalement utopique. Sur la manière de procéder, je crois que la discussion est ouverte…

Crises alimentaires. Sociologie

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