« Paysans » ? Alors que notre familiarité avec la terre s’est effritée,
quelle place accordons-nous à ceux qui la façonnent toujours ? Dans un pays comme la France, riche d’une longue diversité agricole, le vieux terme pourrait sembler désuet. Pourtant, dans un monde où triomphe le mode de vie urbain, notre besoin de nature et notre soif d’identité le réhabilitent. Comment pourrait-on comprendre autrement le succès du salon de l’agriculture ou la vogue de l’accueil à la ferme ? Désormais les citadins n’ont plus honte d’arborer leurs racines au village.
« Paysans » ? Certains vont désormais jusqu’à en revendiquer l’appellation. Longtemps distants à l’égard d’un terme qui évoque la routine, les agriculteurs ne le récusent plus. Désormais « paysan » ne s’oppose plus à « modernité ». Pourtant le nombre des travailleurs de la terre s’est réduit comme peau de chagrin. Longtemps ils étaient des millions. Encore dominants autour de 1900, on les cherche souvent au XXIe siècle. Ils ne sont guère plus de 500 000 à s’activer dans les campagnes. Sur un siècle, de la chute du Second Empire aux premières années de la Politique Agricole Commune, leur effondrement a été inexorable.
Pour ceux qui sont restés, au moins quelque temps, les mutations se sont
emballées. Propriétaires de parcelles ou maîtres de domaines, grands
entrepreneurs ou modestes exploitants, spécialistes des grains, de la vigne
ou de l’élevage, ouvriers agricoles et petites gens, tous ont partagé un
quotidien scandé par les saisons et circonscrit d’abord au village, au
canton, au « pays ». Tous ont vu leurs horizons s’ouvrir à la région, à la
nation, à l’Europe et jusqu’au monde.
En dehors des archives publiques, les auteurs ont puisés dans des archives privées. Que l’on frappe à la porte de ces fermes anciennes ou récentes, et l’on découvrira, sur plusieurs générations, des souvenirs accumulés : lettres de captivité, carnets de guerre, agendas d’exploitation,
photographies de moissons ou de battages, factures de matériel, livres de
cheptel, comptes domestiques. Autant de témoignages d’existences
laborieuses, souvent rudes mais toujours riches en relations humaines. Si
l’historien a coutume d’ouvrir les cartulaires du Moyen Âge ou les livres de
raison parcheminés pour interroger les paysans de jadis, il néglige encore
les documents récents qui éclairent de l’intérieur, au jour le jour, les
dernières générations de cultivateurs, en dévoilant leur intimité.
Grâce à cette première moisson effectuée dans tous ces vieux papiers, on
saisit sur le vif comment les paysans ont traversé notre histoire et en quoi
ils y ont contribué. Au début, alors que la guerre de 1870 sonne le glas des
temps monarchiques, ils restaient fidèles aux rythmes et aux contraintes
d’antan, l’échine courbée dans un monde de routine, sans pour autant ignorer les nouveaux apports de la civilisation matérielle. Car, contrairement à un tenace préjugé, les changements étaient à l’œuvre dès la fin du xixe siècle. Toutefois, au cours du xxe siècle, leur accélération est patente. Au terme du processus, au tournant des années 1970, les Trente Glorieuses ont propulsé les « agriculteurs » dans une ère nouvelle. C’est à cette histoire, la nôtre à bien des égards, que ce livre entend rendre justice.
Les Arènes éditions.
Tous deux enseignants-chercheurs à l’Université de Caen Basse-Normandie, Philippe Madeline et Jean-Marc Moriceau sont respectivement l’un géographe et l’autre historien. Spécialistes des campagnes françaises, ils viennent de publier ensemble Les Paysans. Récits, témoignages, et archives de la France agricole (1870-1970) aux éditions Les Arènes.
Depuis 1998 ils dirigent le Pôle rural de la Maison de la Recherche en
Sciences Humaines de Caen (CNRS USR 3486). Ils ont déjà édité ensemble Acteurs et espaces de l’élevage, 17e-21e siècle (2006), Bâtir dans les campagnes (2007), Repenser le sauvage grâce au retour du loup (2010). En 2010, ils ont publié Un Paysan et son univers de la guerre au Marché commun (Belin, 2010), qui a obtenu le Prix Claude Berthault de l’Académie des Sciences Morales et politiques (2010) et le Prix Pierre-Félix Fournier de la Société de géographie (2010).
Philippe Madeline, professeur de géographie sociale des espaces ruraux, est chercheur à ESO-Caen (UMR CNRS 6590). Jean-Marc Moriceau, professeur d’histoire moderne, membre de l’Institut universitaire de France, est chercheur au CRHQ-Caen (UMR CNRS 6583).
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) : de Jean-Marc Moriceau :
- Le loup à la fois révélateur de l’histoire des hommes et de l’histoire de la ruralité, un entretien de Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences, avec Jean-Marc Moriceau, professeur d’histoire moderne, directeur de la Maison des Sciences Humaines de Caen, président de l’Association d’histoire des sociétés rurales, Université de Caen.
- Histoire du méchant loup. 3000 attaques sur l’homme. XVè-XXè siècle), Une présentation de l’ouvrage de Jean-Marc Moriceau, Fayard éditions.
- La Bête du Gévaudan, présentation du dernier ouvrage de Jean-Marc Moriceau, Larousse éditions.
- L’Homme contre le Loup ; une guerre de deux mille ans., Un entretien avec Jean-Marc Moriceau, Professeur d’histoire moderne à l’Université de Caen, membre de l’Institut universitaire de France, Directeur de la revue Histoire et Sociétés Rurales. Propos recueillis par Jacques Rochefort, Mission Agrobiosciences.
Sur les paysans et la paysannerie : - "Revenir au paysan, c’est retourner avant 1960", par Jean-Luc Mayaud, Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2, dans le cadre de la 9ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale.
- "L’agriculture se voit assigner une fonction symbolique disproportionnée", par Jean-Luc Mayaud, dans le cadre de la 12ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale.
- "La figure du paysan comme lieu de fracture culturelle", par Patrick Denoux, Professeur de Psychologie Interculturelle, dans le cadre de la 9ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale.
- "Le jeu de l’image brouille l’image du “je”", par Patrick Denoux, dans le cadre de la 9ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale.
La présentation de l’ouvrage sur le site des Editions des Arènes