La clé résiderait-elle dans ce terme d’ « intensif » ? Pas vraiment. Elle n’est pas non plus à chercher du côté d’un principe nourricier qui refait surface, même si cela participe de l’adhésion des milieux agricoles. En fait, selon l’auteur, le ressort est bien plus puissant. Il relève de « mythes mobilisateurs qui ont rencontré les frustrations et les projections d’une partie de la profession agricole française (…). Les agriculteurs ont su entendre cet argumentaire, y trouver des appuis scientifiques et institutionnels qui confortaient les leurs… »
Soucieux « d’entamer une réflexion critique sur les fondements et l’essor de cette notion » F.Goulet s’est plongé dans les textes et les discours, explorant les cadres de pensée, mettant à jour les représentations à l’œuvre et dénichant les effets d’aubaine.
A commencer par la relance du productionnisme, à la faveur de cette préoccupation mondiale récente martelée ad libitum : comment nourrir les 9 milliards d’humains que comptera la planète en 2050 ? Malicieusement, F.Goulet égrène au passage les titres d’une quinzaine d’ouvrages publiés ces dernières années par des responsables scientifiques, tous d’une ressemblance confondante (« Nourrir le Monde », « Nourrir l’Humanité », Comment nourrir le Monde » etc.). Le défi s’énonce à toutes les pages : il nous faut produire autant si ce n’est plus, tout en préservant des ressources naturelles qui se raréfient. Or, c’est bien à ce problème que l’intensification propose de répondre : en articulant rendement et environnement, écologie et économie, elle devient l’une des solutions majeures.
Vision paysanniste
Plus intéressant, c’est en analysant le détail du discours des promoteurs ou des utilisateurs de l’agriculture écologiquement intensive que F.Goulet touche du doigt deux éléments sensibles à même d’expliquer le succès d’un tel propos. La clé, selon lui, réside dans deux puissants mythes fondateurs qui sous-tendent le discours. Celui du Paysan, d’abord. Car l’intensification écologique repose sur « Une vision paysanniste de l’innovation, mettant en exergue le rôle des paysans, au détriment d’autres acteurs, dans la conception des innovations ». L’agriculteur, dépossédé ces dernières décennies d’un rôle moteur, considéré jusque-là comme le récepteur passif d’innovations standardisées, tout droit tombées des labos et des firmes internationales, se retrouve soudainement au centre de la conception et la gestion des systèmes de production. Sacré basculement qui, en revalorisant les savoirs locaux, « s’inscrit d’une certaine manière », selon l’auteur, « dans une lignée de courants de pensée de la recherche et du développement agricole exaltant le savoir profane, en lutte contre la domination des savoirs scientifiques et techniciens. Courant de pensée dont nombre de travaux n’ont pas manqué, il y a presque vingt ans de cela, de souligner la vision purement romantique et populiste de ce que serait la place des agriculteurs dans leur relations avec les acteurs de l’encadrement et des filières agricoles », relations évidemment ô combien complexes…
Cette innovation ascendante et participative a certes des vertus de ré-enchantement, donnant ainsi à entendre des « récits » glorieux. Ainsi en est-il du modèle technique qu’est l’agriculture de conservation « qui serait née des seules volonté et imagination de valeureux paysans pionniers, enfreignant la norme technique du labour et s’auto-organisant pour mieux partager leurs connaissances locales(… ), pure mise en scène occultant une réalité moins romantique ».
Le lombric pour mascotte
Romantique aussi le regard porté sur la Nature, qui constitue le deuxième mythe fondateur de l’intensification écologique. Une Nature sage et transcendante, qui « posséderait en elle les clés de la réussite » si tant est que l’homme, ce grand perturbateur, ne cherche pas à transgresser ses lois. Bref, si sagesse de l’homme il y a, elle consiste dès lors à prendre « La nature comme modèle ». Dès lors, exit la Technique, les artefacts et le soc : le nouveau projet – qui conserve toutefois la croyance dans le progrès – substitue à la rationalité une nature de caractère sacré. Dans « cette cosmogonie en pleine reconstruction (…) le lombric est érigé en mascotte, en symbole d’une Nature qui travaille en lieu et place de l’homme et de la charrue »…
On le comprend, avec de tels soubassements, l’agriculture écologiquement intensive a rapidement suscité des dynamiques nouvelles, « aussi inattendues qu’intéressantes », qui ne sont pas sans déplacer des lignes, reconfigurer des stratégies d’acteurs et générer des tensions inédites. C’est ce que F.Goulet explore dans un troisième temps à travers le propos et les arguments des promoteurs de l’agriculture de conservation, jugée plus performante que l’agriculture biologique, laquelle en retour, ne manque pas de pointer les liens de l’agriculture de conservation avec les firmes semencières et agrochimiques.
Il faut dire que la notion d’intensification écologique a entraîné dans son sillage une série d’acteurs du « conventionnel » et donc du modèle agricole dominant, en premier lieu les grandes cultures céréalières, habituellement critiqués pour leur impact environnemental. « Notre objectif n’est pas (…) de savoir au final si la notion, avec son projet, son programme et les pratiques techniques qu’elle recouvre, sont justes et bien fondées. Il n’est pas non plus de formuler un quelconque jugement sur la population agricole concernée et ses valeurs », précise à bon escient F.Goulet, qui invite bien plutôt à reconsidérer « la place et le rôle des mots d’ordre de la recherche agronomique dans les mobilisations professionnelles ».