25/09/2012
Dans le cadre de la journée d’étude de l’Académie d’Agriculture de France. Septembre 2012
Avec : Jean Viard
Mots-clés: Ville-campagne

Il n’y a plus de césure ville/campagne (publication originale)

Copyright Editions de L’Aube

Le 23 mai 2012, le sociologue Jean Viard était invité, en introduction de la journée d’étude de l’Académie d’Agriculture de France, Villes et campagnes à la croisée de nouveaux chemins. Vers un nouveau contrat villes-campagnes , à dresser l’état des lieux de l’évolution des rapports entre la société et le monde agricole.
Posant d’emblée le constat que nous "vivons la fin d’un cycle culturel" dans les rapports qu’entretiennent ces deux entités, ce directeur de recherche CNRS au Cevipof nous invite à prendre la mesure des bouleversements survenus : absence de désir collectif, rapidité des changements sociétaux et de l’évolution des modes de vie, nouveau rapport à la nature, généralisation de l’urbanité...
Si les césures actuelles ne sont plus celles d’hier, d’autres lignes de faille traversent désormais le monde rural et agricole. Pour Jean Viard, elles doivent nous conduire à penser un nouveau pacte entre l’agriculture et la société.
Un exercice de lucidité dont la Mission Agrobiosciences ne peut que vous recommander la lecture.

Jean Viard. Pour dire les choses simplement, je pense que nous vivons la fin d’un cycle culturel dans les rapports entre la société et le monde agricole. Rappelons que la France est un pays de pactes, un pays de contrats, et nous avons eu des contrats successifs entre la société et l’agriculture. Un contrat politique, au XIXe siècle, puis un contrat d’indépendance alimentaire avec Edgard Pisani. Depuis, il n’y a pas de nouveau contrat.

La société française, entre bonheur privé et malheur public
Nous sommes donc dans une situation de dépression où le monde agricole se sent souvent mal aimé, mal compris et où le rapport entre agriculture, écologie, énergies fossiles, modes de vie, s’affaiblit. On peut d’ailleurs lire cette difficulté dans les résultats des dernières élections. Je pense que la progression du Front national dans les campagnes est un bon indicateur de déstructuration politique. Dans nombre de campagnes, ce n’est pas un vote uniquement agricole, mais en grande partie un vote des nouvelles populations.
Prenez n’importe quel sujet, nous en avons une vision noire et déstructurée. Nous sommes le pays le plus pessimiste au monde. Nous sommes plus pessimistes que les Afghans et les Maliens sur l’avenir de notre pays, ce qui pose quand même un certain nombre de problèmes. Si 57% des Français sont optimistes pour eux-mêmes, seulement 33% le sont pour la France. En même temps, nous sommes un pays heureux : 75% de nos concitoyens se disent heureux au travail et dans leur vie privée, mais dans les discours politiques, nous avons l’impression d’être face à une société qui s’effondre. Nous devons nous représenter cela : un pays pessimiste, où les alternances politiques et le manque de vision d’avenir du « projet France » détruisent le désir collectif. Bref, un repli sur le bonheur privé dans une société de discours politique du malheur public.

La société s’accélère, le discours politique traîne
Deuxième idée introductive, jamais le monde n’a changé aussi vite, nous entrons à une vitesse fulgurante dans une nouvelle Révolution. Avec la mondialisation, avec internet, des millions de cerveaux se connectent, réfléchissent et inventent. Il y a à peine dix ans, nous n’avions pas de téléphone portable et peu de connexion internet.
Dans ce contexte de changements hyperrapides, où nous vivons plus longtemps, certains groupes sociaux se sentent complètement décalés culturellement. Comprenez : nous sommes entrés dans une société à quatre générations. Nous racontons à nos petits-enfants et à nos arrière-petits-enfants la guerre de 14-18, alors que nous sommes déjà dans le XXIe siècle. La culture allonge les liens et la technologie accélère les changements. Il y a là un phénomène de rupture extrêmement rude.
Quatre chiffres très symboliques : chaque Français fait quarante-cinq kilomètres chaque jour ; on en faisait cinq jusqu’aux années 1950. La vie a augmenté de 40% en un siècle ; nous gagnons trois heures de vie par jour. Nous sommes entrés dans la société des vies complètes : la plupart d’entre nous vivront quatre générations contiguës. Un Français perd, en moyenne, ses parents à soixante-trois ans. C’est la première fois dans l’histoire que l’on devient « adulte » après la retraite. Avant, on l’était vers quarante ans, quand les parents mouraient. Autre chiffre : 53% des bébés naissent hors mariage. Est-ce l’image que vous avez de cette société ? Avez-vous apprécié la vitesse de ce changement social, de l’évolution des modes de vie ? Je crois que nous la sous-estimons. La société accélère mais, à mon avis, le discours politique, notamment sur les questions qui se posent à nous de nos jours, n’accélère pas suffisamment. C’est mon hypothèse de fond.

Nous travaillons 10% de notre existence. Forcément, nous sommes mobiles.
Avant d’aborder la question des changements de l’agriculture, arrêtons-nous un instant sur les changements de la société.
Aujourd’hui, votre espérance de vie est de sept cent mille heures. Vous avez gagné deux cent mille heures d’espérance de vie en trois générations. Vos enfants vivront à peu près huit cent mille heures. Concernant la retraite, la durée légale du travail est de soixante-trois mille heures. Nous vivons donc dans une société où nous travaillons 10% de notre existence sur Terre. C’est la base de nos sociétés, du temps dont nous disposons.
Quand la politique agricole a été pensée sous Jules Méline [1], dans une vie de cinq cent mille heures, un Français travaillait deux cent mille heures et dormait deux cent mille heures. Dans cette société, le travail et le sommeil étaient le tout de la vie. Un individu était sa classe sociale, était sa famille, était son statut.
Nous, nous travaillons soixante-dix mille heures sur sept cent mille heures, 10% de notre vie. Donc, forcément, nous sommes mobiles. Nous nous déplaçons dans l’espace, nous changeons de partenaire. Savez-vous que l’on fait trois mille fois l’amour pour avoir un bébé ? Avant 1914, c’était cent fois. Est-ce encore la même activité ? Bien sûr, il s’agit de la même pratique, mais l’enjeu a changé. Il faut un nouvel imaginaire, de nouveaux déplacements, des divorces, etc.
Je le redis, notre société change à une vitesse fulgurante. Avant, la vie était structurée par étapes. Il y avait avant et après le travail. Dans les campagnes, on commençait tôt. Quand on avait un travail, on pouvait se marier, etc. Jusqu’aux années 1950, le but de la vie se résumait à cette phrase : « Quand le fils s’installe au bout le table, le père peut mourir. » Maintenant, quand le fils s’installe au bout de la table, c’est le grand-père qui peut mourir ! On a sauté une génération. Du coup, les processus de transmission ne sont plus du tout les mêmes : une vie qui nous fait rêver est une vie discontinue, une vie d’aventures. Le philosophe Pascal Bruckner dit que, aujourd’hui, une vie réussie est une vie romanesque. On peut la raconter : « Il était paysan, il est devenu ingénieur et s’est installé à Toulouse. Il est ensuite parti vivre à Paris où il s’est marié avec une femme qui venait de tel pays. Après, il est devenu homosexuel. » Telles sont les vies modernes, les changements à l’œuvre alors que la vie des institutions est totalement décalée de cette réalité. Je crois qu’il faut avoir cela en tête, car cela joue pour la société et, aussi, pour le désir des paysans d’être paysans.

Comment est-on paysan dans une société discontinue ?
Comment est-on paysan dans une société discontinue ? Comment élève-t-on des animaux dans une société de repos ? Le problème que rencontrent les agriculteurs qui ont des vaches est identique à celui de nos médecins de campagne : comment travaille-t-on sept jours sur sept ? Que ce soit un animal ou avec un homme, c’est la même question. Comment peut-on conserver de la vie privée, du temps libre ? Ces constats remettent en question notre modèle de l’exploitation familiale dans différents secteurs, et nous sommes en retard pour les penser, malgré le développement des GAEC, etc.
Il faut comprendre la vitesse de ces changements, qui vont s’accélérer. Et si nous n’avons pas de propositions, petit à petit ce monde va se défaire. La question qui nous est posée n’est pas tant celle de l’avenir des agriculteurs, mais celle de l’avenir de l’agriculture. Comment la société va t-elle continuer à produire des aliments, de l’énergie, des vêtements ? Peut-être pas avec les descendants des agriculteurs d’aujourd’hui…
Il reste trois cent vingt-six mille exploitations professionnelles. Dans dix ou vingt ans peut-être, les agriculteurs en seront propriétaires et d’autres personnes travailleront leurs terres. Il faut sortir de la question des agriculteurs, question sociale importante certes, pour rentrer dans la question de l’agriculture, question décisive de l’avenir des sociétés post-fossiles.

La nature unifie la société
Conséquence de ces nouveaux bouleversements du temps, la ville devient un immense nuage. Avec nos quarante-cinq kilomètres parcourus quotidiennement, une ville s’étend sur un rayon de vingt ou trente kilomètres. L’urbanité s’est généralisée. À 80%, les agriculteurs vont au supermarché, regardent le journal de TF1. La majorité des jeunes femmes ne sont pas agricultrices. Leurs hommes sont agriculteurs, elles ont un autre métier.
Nous sommes tous dans la culture urbaine, que nous soyons urbains ou extra-urbains. Certains vivent dans le territoire de la ville, d’autres en dehors de ce territoire, mais nous sommes dans les mêmes systèmes de valeurs. Bien souvent, d’ailleurs, ce sont les tables des paysans qui sont les plus diverses, parce que s’y assoient le dimanche leurs enfants qui vivent en ville, alors que la plupart des gens des villes n’ont jamais vu un paysan ailleurs qu’à la télévision.
Il y a là des bouleversements extrêmement forts et un rapport à l’espace extrêmement différent. Avant, il y avait un monde rural et un monde urbain, maintenant l’urbanité est généralisée et un nouvel enjeu se dessine, celui de la construction du monde vert. La question n’est plus agricole mais bien la relation entre l’agriculture, l’énergie, la forêt, le jardinage… Il y a davantage de vétérinaires dans les villes que dans les campagnes. On compte plus d’animaux domestiques que d’enfants. La question de l’animal est devenue fondamentalement urbaine. Le rapport à la nature est ce qui unifie les hommes. Les grandes métropoles travaillent déjà sur cette question de savoir comment la nature peut unifier la société. Voilà pour la première idée.

L’agriculture, une question de société
Deuxième idée : il faut se mettre du côté de l’agriculture. Depuis une vingtaine d’années, le monde agricole se perçoit comme une source de problèmes – pollution, subventions, vache folle, etc. –, et ce monde agricole était en rapport direct avec le politique. À la FNSEA, je leur dis : « Avant vous aviez le numéro de portable de Jacques Chirac, vous aviez l’impression de faire partie du pouvoir. Avec Sarkozy, vous n’avez plus eu le numéro de portable… »
Les agriculteurs étaient dans un rapport de pouvoir à pouvoir. Or, le monde change tellement et l’agriculture traverse une période où elle a une telle vision négative d’elle-même qu’elle a du mal à porter la vision des transformations. Donc la question de l’agriculture n’est pas la question des agriculteurs mais bien la question de la société.
L’imaginaire de la nature a complètement changé. Dans nos pays catholiques, nous nous sommes battus pour mettre la nature à distance, quitte à brûler des milliers de femmes trop proches de la naturalité. Notre société a changé. Nous sommes rentrés dans la nature. L’homme redevient un acteur de la nature. Pourquoi ?
Parce qu’avec l’allongement prodigieux de nos vies, nous serons neuf milliards sur une seule petite Terre. La question du rapport entre l’homme et la Terre et celle du rapport entre culture et nature sont donc complètement transformées. Ce n’est pas si facile pour notre société dont le modèle dominant du rapport entre l’homme et la nature est bousculé, philosophiquement, par l’irruption de l’écologie et de la culture protestante.
Les protestants, les premiers, ont dit que la nature est le signe de l’existence de Dieu, à respecter comme tel. Les catholiques, eux, n’ont cessé de dire qu’il faut mettre la nature à distance et protéger la culture, Saint-Pierre de Rome, le patrimoine, la transmission culturelle… Et ce ne sont pas eux qui ont mis la nature dans le débat.

L’agriculture, un métier du futur
Regardons ces changements, et disons-nous que l’agriculture n’est pas un vieux métier, mais un métier du futur ! Parce que nous sortons de l’idéologie des énergies et des ressources fossiles (fer, charbon, pétrole) comme ressources dominantes. Cela veut dire que le vivant, le soleil, le vent, le recyclage sont les nouveaux enjeux de la société et que l’agriculture, qui devenait un métier périphérique, de plus en plus technologique et chimique, va redevenir un métier central des sociétés. Car nous allons sortir de plus en plus des énergies fossiles et de l’idéologie du stock inépuisable de fossile comme moyen de faire vivre l’humanité et nous reposer la question du renouvelable, du vivant, donc de l’agriculture. Mais d’une agriculture de l’énergie, une agriculture du soleil, une agriculture de l’eau, une agriculture de la forêt. La grande problématique de l’agriculture, de nos jours, c’est – tout en gardant ses objectifs alimentaires – de sortir de l’alimentaire.
Cela dessine deux mouvements. D’un côté, une montée de l’urbanité : si nous ne savons pas proposer des modes de vie suffisamment urbains au fin fond des campagnes, nous n’aurons plus de jeunes agriculteurs et, surtout, de jeunes agricultrices. Il y a fort longtemps, Edgard Pisani posait déjà cette question. À l’époque, il y avait des relais, les associations catholiques… Aujourd’hui, allez vous promener dans certains endroits… Nous devons généraliser les conditions de l’urbanité. Cela veut dire, à mes yeux, reprendre complètement la question des contraintes de l’élevage qui ne peut plus être une activité familiale.
D’un autre côté, nous devons construire le monde vert comme un nouveau totem de nos sociétés. Le monde vert, c’est l’alliance de tous ceux qui travaillent avec le vivant, l’agriculture, la forêt, le rapport que les Français ont aux jardins, aux animaux domestiques…. 50% des Français ont des jardins ; 80% de nos concitoyens font pousser quelque chose. Même si ce ne sont que trois pots de fleurs, cela marque le temps, les saisons, la vie, la mort, etc. Ce sont les grands marqueurs de notre société. Et puis, bien sûr, il y a la naissance de la pensée écologique, la nouvelle vision de la nature.

Dessiner un troisième pacte entre la société et l’agriculture
Comment tout cela va, petit à petit, se construire comme une force. Pour l’instant, ces mondes sont séparés. À une époque, on disait que les petites-filles d’agriculteurs étaient parties en ville. Désormais, elles sont diplômées et écologistes, et les garçons qui sont restés à la campagne sont un peu « Chasse, pêche, nature et tradition ». Mais entre les deux groupes d’hommes seuls et de femmes seules, on ne sait pas faire de mariage. C’est une caricature bien sur, mais pas entièrement fausse. La question de cette réunification est au cœur de notre propos.
Nous avons besoin d’un troisième pacte entre la société et l’agriculture. Les vraies questions sont : comment allons-nous repenser le lien urbanité-monde vert ? Comment allons-nous réorganiser le territoire politique ? Comment les élus vont-ils arrêter le discours du « rural qui meurt », pour avoir des subventions, car le monde rural est ainsi financé depuis cinquante ans. Quand va-t-on comprendre que la culture de la ville s’y est diffusée ?
Quand vous regardez la montée du Front national dans une kyrielle de communes, soi-disant bien tenues par des réseaux de droite ou de gauche, on se rend compte que ces réseaux ne tiennent rien du tout, car la société est ailleurs.
Effectivement, il y a un malaise parce qu’il n’y a plus de lien culturel. C’est quoi le projet de faire village ensemble ? Quelle est la culture dominante dans les villages ? Est-ce vraiment celle des agriculteurs ? Je crois que nous sommes passés d’un monde agricole à un monde des fermes. Il reste cinq cent mille agriculteurs. Il en faut davantage, qui devront aller vers l’eau, la forêt, tout en repensant la manière d’habiter en dehors de la grande ville et en organisant politiquement ce territoire, Je crois que si nous ne faisons pas un nouveau pacte agricole, cette fois-ci entre urbanité et monde vert, nous aurons à nouveau des « chemises vertes ».

Jean Viard.


Conférence donnée dans le cadre de la journée d’étude de l’Académie d’Agriculture de France, "Villes et campagnes à la croisée de nouveaux chemins. Vers un nouveau contrat villes-campagnes". Cette journée a été organisée par l’Académie d’Agriculture de France, avec le concours de la Mission Agrobiosciences et le soutien de la Région Midi-Pyrénées, le 23 mai 2012 à l’Hôtel de Région Midi-Pyrénées (Toulouse).

Dans le cadre de cette journée d’étude, on peut lire également :

Exposé de Jean Viard, sociologue, directeur de recherche au CNRS et au Cevipof

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[1Jules Méline, 1838-1925. Homme politique français de la droite modérée, défenseur du monde agricole, il met en place en 1892 des mesures protectionnistes pour les produits agricoles (tarif Méline) (source Wikipédia).


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