16/12/2004
10 ème Université d’été de Marciac, 4 et 5 août 2004.

La monoculture conduit à l’appauvrissement. Psychologie interculturelle et Agricultures.

Patrick Denoux

Pour conclure la 10ème Université d’été de Marciac "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?", co-organisée par la Mission Agrobiosciences, le point de vue de Patrick Denoux ou l’art de métisser humour et connaissance. Un moment de grande intensité où l’orateur a su distiller des exemples bien choisis au fil d’un exposé savant. Patrick Denoux a vraiment le don d’éclairer notre relation aux autres cultures et ce en quoi elle influence notre destin. Appréhender nos différences culturelles, c’est choisir notre destin. Démonstration.

« Que vient faire un psychologue interculturel dans votre assemblée, un spécialiste des contacts culturels et des rapports entre le psychisme et la culture lors des contacts culturels ?
Eh bien, pour moi, la question du destin sollicite immédiatement une réflexion sur le contact culturel. Mon propos est légitimé ici par la planétarisation et l’articulation forcée entre les entités locales et le développement international qu’elle suppose. Nous vivons une situation de contrainte à la coopération exprimée sur le plan économique par Marcel Mazoyer mais, j’insisterai sur ce point, qui est également flagrante sur le plan culturel.
Par ailleurs, j’ai également été frappé dans les débats, au cours de ces deux journées, par l’incursion massive de la différence culturelle, par la pleine prise de conscience que chaque agriculture développe une vision originale et qu’inévitablement les conceptions qui s’en dégagent devront être confrontées. Cette irrésistible intuition de l’émergence d’obstacles ne relevant ni directement du politique, ni de l’économique s’avère un premier antidote aux échecs pour raisons culturelles de multiples négociations étudiées par l’équipe de recherche dont j’ai la responsabilité (1).
La seconde prise de conscience qui pourrait légitimer ma présence, est celle encore sourde, que le traitement du contact culturel ne s’opérera pas par le simple constat béat de la différence culturelle. Certes l’autre est différent, mais la différence se révèle autre. Au-delà de l’incantation, émerge la question essentielle : "Que faisons-nous de cette différence ?’’ Sous cet angle, j’aborderai la question du destin.
Plus que la prégnance des questions culturelles, je voudrais m’attarder sur celle de la symbolisation des contacts culturels. Comment nous représentons-nous les contacts culturels ?
D’abord, afin de resituer l’agriculture française au sein des agricultures du monde, je prendrai comme point de départ un mot lié au programme à l’appui et à l’organisation du monde agricole issu du Ministère des Affaires Étrangères assez éloquent sur le travail qui nous reste à accomplir. Ce petit mot dit ceci :
"Les politiques publiques agricoles, les systèmes de vulgarisation ou de formation, l’organisation des marchés et des filières, le crédit rural, les politiques foncières ... ne peuvent plus être pensés, pour être efficaces, sans prendre en compte l’expression des réflexions et propositions des producteurs"(2), producteurs des autres pays s’entend. L’insistance indique bien que ce n’est pas encore le cas.

Trois modes d’appréhension de la différence culturelle, trois destins

Sans aucun doute, la mise en contact d’univers agricoles doit être le point de départ de toute réflexion et pose la question des formes à donner à sa prise en compte. Comment, par exemple, se dégager du comparatisme stérile qui, tel un chapelet dévidé à l’infini, nourrit le constat satisfait et impuissant que "à tel endroit tout se passe comme ceci, mais par contre à tel autre tout se passe comme cela".
Que fait-on du contact ? A cet endroit réside la controverse essentielle pour demain, me semble-t-il. La réponse du chercheur en psychologie interculturelle que je vais essayer de développer maintenant est de montrer que la façon de se représenter le contact conditionne puissamment son destin. Quelle forme donner à cette prise en compte de la différence culturelle ? Nous travaillons là-dessus depuis assez longtemps, sous la forme que nous appelons les modes d’appréhension de la différence culturelle. Il s’en dégage trois postures - venant immanquablement enrichir le catalogue du

Les Bataclowns

Bataclown - dont deux doivent absolument être dépassées. L’une d’entre elles à fort contenu historique a déjà été évoquée par Jean-Luc Mayaud. La troisième nous pose une alternative redoutable, que je développerai à la fin de mon propos.

1 - Une vision falsifiée de l’histoire...

La première posture, téléonomique (3), repose sur une vision falsifiée de l’histoire, qui présuppose un continuum qui irait de nations peu développées à des nations très développées - que nous serions censés incarner - comme aboutissement de l’Histoire. Cette vision perturbe gravement les contacts culturels au nom d’une pseudo-nécessité historique qui est une fiction.
A ce propos, je vous signale que les niveaux supérieurs du discours officiel n’évoquent plus les Pays en Voie de Développement, mais les SDP (Systèmes Démocratiques Perfectibles), ce qui présuppose donc l’existence de systèmes démocratiques parfaits dont je vous laisse deviner qui les incarne... N’imaginons pas que nous échappons facilement à cette vision, le propos de Jean-Jacques Servan-Shreiber semble toujours d’actualité : "Je ne comprends pas pourquoi l’Afrique serait obligée de réinventer la machine à vapeur pour accéder à l’informatique". Le préalable à toute analyse du contact culturel est la critique fondamentale d’une représentation historique, linéaire et sagittale qui irait d’un stade minimal à un stade maximimal de développement, s’accompagnant évidemment de la recherche nostalgique d’un état de nature originel que nous pourrions aimablement qualifier de rousseauiste, l’être de Nature, ou un peu moins aimablement de pétainiste, avec la mythification du laboureur travaillant la terre qui, comme vous le savez ‘‘... elle, ne ment pas’’. Cette mythification est présente, j’ai presque envie de dire omniprésente, Dominique Desjeux la relevait avec beaucoup de justesse lorsqu’il évoquait l’effondrement de la "communauté paysanne".
Nous n’en finissons plus avec cette fascination pour une vision initiale, je n’ose plus dire primitive ; faut-il désormais dire "première", "primale" peut-être ? Nous n’en finissons plus d’être sidérés par un monde qui serait ingénieux mais sans technique, qui aurait un rapport immanent à la Nature, qui s’auto-organiserait et nous nourrissons toujours une nostalgie attendrie pour les "solidarités rurales" - un mot que j’ai beaucoup entendu ces derniers jours - évidemment toujours postulées indéfectibles. Cette vision téléonomique s’accompagne aussi d’une hiérarchisation des cultures, qui est une vision ethnocentrique comme vous l’avez entendu.
Dans ce type d’appréhension de la différence culturelle, l’ethnocentrique, c’est toujours l’autre. J’ai entendu parler des pays et des agricultures de l’Est, permettez-moi de vous rappeler qu’ils se situent comme vous le savez à l’Ouest de la Chine. J’ai entendu parler des agricultures du Sud, notamment celle du Maghreb (المغرب), qui comme le nom arabe l’indique (4), se trouvent à l’Ouest de l’Arabie, par opposition au Machrek (المشرق) qui se trouve, lui, à l’Est. L’ethnocentrisme est omniprésent y compris dans notre discours, et l’européocentrisme est un ethnocentrisme. Ce modèle téléonomique donne une cohérence artificielle à la culture à l’instar du tourisme lorsqu’il se donne pour but de préserver le patrimoine culturel et de le montrer. Ces conceptions patrimoniales du tourisme sont les mêmes que celles qui font, par exemple, du paysan un conservateur du paysage. Conserver quoi ? L’Histoire se serait-t-elle arrêtée ou devrait-elle s’immobiliser un jour ?

... pour un destin enfermé entre exploitation et ethnicisation

Si nous optons pour ce type de conception de la différence culturelle, le destin va se partager entre deux termes me semble-t-il. L’un, fondamental, que l’on connaît bien : l’exploitation, où il va s’agir de transformer l’autre culture, d’agir sur elle, en son nom, dans un rapport de domination ayant dans le même temps, comme effet culturel indirect d’amener l’autre à s’ethniciser. Comprenez, il conduira peu à peu l’autre à incarner d’une certaine manière un état antérieur de notre développement. Pensez au regard attendri du touriste sur le paysan, sa charrue, sa faux, sa fourche... Examinez certains festivals ruraux "traditionnels". Nous trouvons-là une première réponse à notre question : "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?". Si nous persistons à appréhender la différence culturelle sous l’angle téléonomique, alors le destin des agricultures s’enfermera dans une dialectique exploitation/ethnicisation.

2 - La découverte de la différence culturelle...

La deuxième posture, téléotopique (5), signe la découverte du relativisme, la reconnaisance de la différence culturelle et son intégration. La diversité culturelle apparaît de plus en plus comme un état de fait indiscutable. Très malaisé, mais indiscutable. Le maire de Montesquiou évoquait la difficulté qu’il rencontre dans son village, somme toute assez petit, qui compte plus de dix nationalités alors que les infrastructures (écoles, etc.) sont insuffisantes. Eh bien, cette vision de la différence culturelle s’impose d’abord par d’incontounables constats.
Pour le discours officiel, l’agriculture à l’échelle mondiale présente une grande diversité. Voilà le discours de l’Agropolis Museum à Montpellier : « L’agriculture, à l’échelle mondiale, présente une grande diversité mais celle des agriculteurs n’est pas moindre. Ce que nous disent les agriculteurs des Pays-Bas, des Etats-Unis, du Mexique, du Sahel, de Java, les pasteurs, les planteurs et les viticulteurs languedociens semblent exprimer des préoccupations bien différentes. Pourtant, tous ces discours ont des traits communs : le métier d’agriculteur est difficile, l’accession à la terre est un problème permanent, la production et les prix sont incertains et le métier enrichit rarement ceux qui le pratiquent. Autant de difficultés qui font souvent douter jeunes et anciens (... ). Comparez, et interrogez-vous sur la diversité des agricultures mondiales ».
Bien que critiquable cette posture a malgré tout le gros avantage d’introduire une reconnaissance de la différence, qui n’est pas évaluée. La multiplicité et la diversité des comparaisons annulent la hiérarchie, élèment important car il n’y a pas d’interculturalité possible sans ce préalable. En même temps, méfions nous, car un des premiers travers de ce modèle téléotopique serait de faire émerger une sorte de paysan universel, une sorte de silhouette moyenne censée représenter l’ensemble des caractéristiques communes à toutes les cultures...
J’étais avant-hier au Maroc et je pensais à l’inquiétude du pasteur qui doit, avec d’autres, conduire son troupeau dans la montagne au rassemblement destiné à enfumer le cheptel. Au cours de cette pratique où est utilisée la consumation d’un mélange de plantes et de cristaux (6) afin de chasser les esprits, jusqu’à 10 000 bêtes peuvent se retrouver concentrées au même endroit. Inévitablement, à un moment donné, des conflits éclatent entre les différents propriétaires qui finissent pas se disputer certaines bêtes. Ce pasteur est donc très préoccupé parce que le caïd (7) va être obligé de trancher et de sanctionner certains éleveurs. Pensez-vous réellement que ce tourment-là est le même que celui du producteur de l’agriculture expansive américaine qui, un œil rivé sur la bourse, se satisfait de ne pas avoir converti ses cultures en élevage et d’avoir ainsi préservé les ¾ de son capital. Peut-on vraiment dire que nous aurions là deux manifestations d’une même espèce de figure ectoplasmique que serait le "paysan transculturel" ? Il y a quelque chose de dangereux dans cette fascination hébétée pour le catalogue de la diversité culturelle qui fait le lit de dangereuses réductions à l’universel dont il convient de se méfier tant au niveau scientifique que politique.
Dernière question, et pas la moindre, que pose ce modèle : Que faisons-nous du regard de l’autre tant sollicité ? (Comment les agricultures du monde voient-elles le destin des agricultures d’ici ?) Quel statut donner aux spécificités culturelles enfin reconnues de chacune de ces agricultures ?
Il y a quelques années, au moment de la fête de l’Aïd-el-Kébir(عيد الكبي), le Maroc a connu un problème de sécheresse, donc de nutrition. Le roi Hassan II a donc rapidement pris la décision d’interdire l’abattage du mouton pendant la fête sacrée, une décision anti-religieuse alors qu’il est lui-même Commandeur des Croyants, faisant preuve d’un courage économique et politique indispensable. Inutile de vous dire que la virtuosité populaire a permis de contourner l’interdit, et que la dévastation du troupeau s’est opérée comme chaque année, entraînant, une fois encore, une crise économique. Voilà la consistance culturelle. Qu’en fait-on ? Nous contentons-nous de la reconnaître ? Mais si nous la reconnaissons, n’allons-nous pas nous enfermer dans ce cercle vicieux que nous connaissons à propos des minorités culturelles ? Reconnaître la consistance culturelle, c’est inciter l’autre à la revendiquer. Finalement, petit à petit, nous aboutissons à la stigmatisation de l’autre. J’ai entendu s’exprimer ici ce réflexe identitaire à propos de la communauté des paysans : "Les autres ne m’importent que dans la mesure où ils influent sur mon univers". Faut-il rappeler que si il y a une exigence de décentration, il y a aussi une nécessité de réciprocité. J’aimerais comprendre au nom de quel principe il faudrait condamner le foie gras hongrois tout en défendant la feta aveyronnaise ! C’est un problème que pose justement la téléotopie.

... pour un destin entre reconnaissance et autofolklorisation

Alors quel destin ? Mode privilégié de signification de la différence culturelle, la téléotopie se centre sur la valorisation des spécificités, sauf que cette valorisation entraîne une auto-ethnicisation, c’est-à-dire que l’identité culturelle, y compris celle de l’agriculture, devient un élément stratégique dans les rapports de force : « Nous ne pouvons pas faire autrement car nous sommes différents de vous ». Cette périlleuse redéfinition pourvoie des processus d’auto-folklorisation : qui enfile son pantalon de velours côtelé, qui remet sa houe sur l’épaule et chacun reprend sa place dans l’irénique farandole des agricultures du monde.
Comment dépasser ce destin qui va finalement mener les agricultures à balancer entre droit à la différence et droit à l’indifférence et les confiner à une dialectique entre reconnaissance et auto-ethnicisation ? La culture est aussi un moyen d’action sur les contacts culturels, mais un élément vient perturber à l’extrême ce fonctionnement : l’irruption de la virtualisation ouvrant un véritable jeu sur l’image.

La déréalisation générale atteint également l’agriculture

En bref, ce phénomène atteint les processus économiques, les groupes sociaux, les produits... Certains orateurs ont insisté sur le profit que les pays surproducteurs arrivent à dégager de l’écoulement de leurs excédents céréaliers, sans évoquer à quel point la déréalisation pouvait en être le levier. En effet, la transformation d’une malnutrition localisée, régionale, intra-nationale en famine pour pouvoir - je pense au Libéria - inonder un marché national avec des céréales à bas coût aurait inévitablement introduit une dépendance aux brevets OGM, en termes fonciers, et aurait inéluctablement entraîné une catastrophe bancaire, un effondrement des organisations professionnelles, un exode rural, etc. Sans la sagacité des responsables politiques locaux, une campagne orchestrée par les céréaliers américains aurait réussi a métamorphoser une malnutrition soluble localement avec les moyens disponibles sur place, en famine servant leurs intérêts et ce, de façon complètement virtuelle. Nous sommes capables de transformer des produits en icônes, comme le démontre Gilles Allaire mais si la conception virtualise, ses incidences économiques, elles, ne sont pas virtuelles.
Virtualisation des produits et tout autant de la subjectivité, je ne vais pas m’attarder sur ces aspects plus psychologiques au sens strict, mais je vous rappelle que l’an passé nous en avions eu un très bel exemple avec cette femme d’éleveur qui exprimait son désarroi, "J’ai épousé Jean-Luc parce qu’il me plaisait, je n’ai pas épousé ses cochons !" (8), sans se rendre compte que sa formule était déjà une figure virtuelle propulsée par la publicité. Lorsque seules ces formes permettent de contenir et exprimer le désarroi, alors la virtualisation atteint tous les niveaux de l’identité.

Savez-vous parler le Politically Correct ?

Prenons un exemple de virtualisation qui a couru tout au long de nos débats, celle du langage. Bien sûr, tout le monde pointe qu’il n’est plus de bon ton de dire "paysan", que des changements opèrent dans le sens d’une tentative d’euphémisation du langage tendant à éradiquer tout jugement de valeur. Cela fait déjà longtemps que le politically correct sévit aux Etats-Unis, et que les "Indiens" doivent être appelés Native Americans. Florilège extrait du dictionnaire du Politically Correct : Handicapé (differently abled) : capable différemment, Pauvre (economically unprepared) : économiquement inpréparé, Malvoyant (optically darker) : optiquement sombre, Obèse (gravitionnaly challenged) : défiant la gravitation, Nain (Vertically challenged) : défiant la verticalité, Technicien de surface (domestic engeneer) : ingénieur domestique et Chauve (comb free) : libéré du peigne...

Alors que dire de l’exploitant agricole ? "Artisan-paysager" ? "Technicien environnemental" ? "Manager rural" ? "Employé agronomique" ? "Ingénieur de plantations" ? "Opérateur de l’écosystème" ? Ou bien peut-être "Histiculteur", puisqu’il prépare des tissus pour les greffes animales, ou "Energiculteur".... Le concours est ouvert pour la prochaine Université d’Été. Cette labilité identitaire, véritable miroitement d’images traduit et entretient un déficit de sens. Cette altération généralisée pose à chacun la question de son identité et pourrait entraîner l’agriculteur à ne plus cultiver que... son image.

3 - La prise en compte de l’altérité...

La dernière posture, hétéronomique (9), pose la question de l’altérité qui a taraudé les échanges. Absente au début, elle est apparue de façon graduelle, pour culminer avec l’intervention d’agriculteurs d’ailleurs. A l’heure actuelle, nous considérons qu’il n’existe plus qu’une dizaine de cultures, culturellement homogènes à 75%. Cela veut dire que 90% des cultures du monde (la quasi-totalité donc) sont estimées hétérogènes. Autrement dit, la plupart des phénomènes postulés culturels s’avèrent interculturels. Un exemple simple : dans le droit rural marocain, un individu peut-être propriétaire du sol d’une oliveraie, un autre des oliviers et un troisième des olives. Dès lors, l’accès aux olives pour ce dernier, vous le comprenez, est conditionné par ses relations avec les deux autres. Quand il y a un conflit, ce n’est pas simple ! Il semblerait naturel de considérer cette situation comme caractéristique de l’agriculture marocaine. En réalité, provenant d’une articulation du droit coutumier (culture tribale), du droit moderne (culture marocaine), du droit islamique (culture religieuse) et du droit colonial (culture française), cette situation est en fait intrinsèquement interculturelle.
Ainsi, nombre de réalités culturelles que nous brassons sont des réalités interculturelles construites par le contact culturel nous alertant contre la culturalisation permanente des phénomènes. Le ministère des Affaires Étrangères donne quatre recommandations, dont celle de " Faire l’effort de connaître et de comprendre les dynamiques d’organisation du monde rural en Afrique, prendre en compte ces dynamiques telles qu’elles sont dans la négociation et la mise en œuvre de nos appuis, coopérer avec les gouvernements africains dans la création de conditions favorables à l’organisation du monde rural, favoriser la pérennisation des activités des organisations rurales en renforçant les capacités qu’elles ont déjà acquises et en les aidant à en acquérir de nouvelles " (10). Pointons la différence entre connaître et prendre en compte. Connaître ne suffit pas à transformer le contact culturel. Parfois, même, la connaissance de l’autre ne fait qu’alimenter les stéréotypes. Sans nier son importance relative elle est absolument insuffisante pour dépasser les problèmes que posent notamment les contacts et les négociations entre les différentes agricultures. La construction interculturelle n’est pas l’adaptation à la culture de l’autre, mais la constitution de compromis originaux ! Nous appelons processus d’interculturation (11), ces concessions, ces transformations des pratiques culturelles, ces emprunts à d’autres cultures qui permettent de dépasser la différence culturelle lors du contact. Reconnaître et prendre en compte relèvent essentiellement de l’interculturation, c’est-à-dire d’un dépassement des cultures en présence. Je voudrais que vous reteniez cette idée que la lecture culturelle des phénomènes est a posteriori totalement insuffisante. Maintenant, il faut arriver à accéder à la compréhension, à l’analyse interculturelle focalisée sur la résolution des problèmes qui vont se poser dans les coopérations internationales.

... pour un destin entre standardisation et interculturation

Alors, quel destin si nous sommes dans cette logique-là ? C’est l’alternative sur laquelle je voudrais terminer. L’option doit être prise de la standardisation ou de l’interculturation. Lorsque il nous est dit que nous sommes dans un processus de ramener l’ensemble des échanges mondiaux des céréales au standard de 15% des échanges internationaux, c’est cela la standardisation au niveau économique, me semble-t-il, une menace objective que l’implantation des multinationales a déjà consolidé. Mais contrairement aux propos rapportés des groupes de discussion qui affirment "Vous allez être nivelés", cela fait bien longtemps que les multinationales ont été avisées qu’elles ne pouvaient pas faire sans la prise en compte des réalités culturelles locales. Ce qui est vrai pour le tourisme, sera vrai pour l’agriculture. Bien-sûr, tentent-elles de réduire la consistance culturelle par sa normalisation en imposant les standards du marché ou des échanges, mais à l’inverse de ce que j’ai entendu dans quelques débats, à savoir que le terroir est illisible pour le marché, le marché, de fait, reconstruit en permanence un terroir artificiel, preuve d’ailleurs que le terroir résiste, parfois malgré lui. Prenons garde que le marché ne devienne illisible pour le terroir... Ainsi, les multinationales de la restauration rapide sont obligées d’adapter en permanence leurs produits en fonction des résistances et consistances culturelles des marchés sur lesquels elles les déploient. De la même manière, le tourisme international de masse est en train de trébucher, comme le montrent les nouveaux programmes de l’Unesco, sur des programmes beaucoup plus différenciés, intégrant davantage la différence culturelle et les réalités économiques locales qu’il ne l’avait prévu, ce qui génère d’ailleurs un malaise certain chez les tour-opérators.
Actuellement, il devient difficile d’imaginer des coopérations internationales sans les concevoir sous l’angle d’une co-construction constituant une réponse aux effets dévastateurs de la standardisation qui s’évertue à étendre en puissance le "silence des polyglottes" (12).

Pour conclure

Au terme, dans le champ des agricultures du monde quel destin pour les agricultures d’ici ? Si nous persistons à organiser les différences entre les cultures du monde sous l’angle téléonomique alors le destin de nos agricultures s’enfermera dans une logique exploitation-ethnicisation, si nous optons pour organiser les différences entre les cultures du monde sur un mode téléotopique alors le destin des agricultures se confinera dans une dialectique reconnaissance-autoethnicisation. Mais si nous nous engageons, comme nous y incite la virtualisation à appréhender la différence culturelle sous l’angle hétéronomique alors le destin des agricultures d’ici et d’ailleurs se jouera dans l’alternative historique standardisation ou interculturation.
Puissions-nous avoir la clairvoyance de préférer à la stérilité, la maïeutique, de préférer au nivellement, le partenariat, car dans la perspective de la psychologie interculturelle, il en va de même pour la culture et l’agriculture : la monoculture conduit à l’appauvrissement.

(1) URPI : Unité de Recherche en Psychologie Interculturelle, CURSEP (Centre Universitaire de Recherche en Sciences de l’Education et en Psychologie).
( 2) Appui à l’organisation du monde agricole, Ministère des Affaires Etrangères.
(3) Téléonomie, de téléo (en grec teleos, fin, but) et -nomie - Biol., philos. Interprétation causale des processus finalisés ; équivalent mécanique de la finalité. (Dict. Le Robert).
(4) Maghreb : Le Maghreb désigne les pays du soleil couchant (Occident se dit maghrib en arabe) par opposition au Machrek, pays du soleil levant.
(5) Vision comparatiste transculturelle et socialement valorisée de la différence culturelle orientée (telos) par chaque espace culturel (topos), généralement adoptée dans les travaux d’agriculture comparée.
(6) D’une manière générale, l’enfumage est une pratique magico-religieuse utilisée pour éloigner les mauvais esprits. Efectuée dans les paturages d’altitude appelés almou (nom berbère) elle est aussi utilisée pour l’homme. Sont employés des mélanges savants aux recettes multiples, de végétaux et minéraux tels que le bror (البخور ).
(7) En Afrique du Nord, fonctionnaire musulman qui cumule les attributions de juge, d’administrateur, de chef de police (dic. Le Robert).
(8) P. Denoux fait ici référence à la neuvième Université de Marciac. Pour lire l’article concerné, consulter le site : "J’ai épousé Jean-Luc, pas ses cochons !"
(9) La posture hétéronomique est orientée (nomos) par l’altérité (heteros).
(10) Appui à l’organisation du monde agricole, Ministère des Affaires Etrangères.
(11) "Pour les individus et les groupes appartenant à deux ou plusieurs ensembles culturels, se réclamant de cultures différentes ou pouvant y être référés, nous appelons interculturation les processus par lesquels, dans les interactions qu’ils développent, ils engagent implicitement ou explicitement la différence culturelle qu’ils tendent à métaboliser". Denoux, P. (1994). Pour une nouvelle définition de l’interculturation. In J. Blomart & B. Krewer (Eds). Perspectives de l’interculturel (pp.67-81). Paris : Ecole Norm. Sup. de St Cloud/L’harmattan.
(12) L’expression est de Julia Kristeva, psychanalyste et écrivain.

Lire la totalité des Actes de la 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac intitulée « Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ? »

Retrouver d’autres morceaux choisis de cette 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac intitulée "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?" :

Par Patrick Denoux, maître de conférence en Psychologie interculturelle, Université Toulouse Le-Mirail, dans le cadre de la 10ème Université d’été de Marciac. août 2004.

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